On aurait tort de penser que l’écologie (politique) se cantonne depuis sa naissance à la seule problématique de la protection des oiseaux. Il s’agit en fait d’un réel projet de société, qui place la sauvegarde de l’environnement au centre des préoccupations. Cette idée, comme tant d’autres, n’est pas tombé du ciel du jour au lendemain. Véritable courant philosophique, cette pensée s’est construite pendant près d’un demi-siècle, dans le monde de l’après guerre et des revendications des années 70. Eva Sas nous invite à découvrir cette évolution dans cet ouvrage d’une centaine de pages. Dans un langage relativement simple, et adapté au philosophe amateur, l’auteure nous introduit à ces questions et réflexions qui ont forgé la pensée écologiste moderne.
L’horreur du XXème siècle et la grande remise en question
Après la seconde guerre mondiale, l’idéologie nazie, l’holocauste et Hiroshima laissent dans leur sillage un monde traumatisé. La pensée écologiste nait alors d’une remise en question profonde de la notion de progrès. L’Histoire n’est plus une suite linéaire de progrès humains et technologiques : elle s’est effondrée dans la barbarie. Tombe alors le mythe de la technoscience où chaque innovation est synonyme de progrès. L’analyse peut être poussée plus loin, en établissant précisément les nuances entre les notions de technologie, science et raison. La science est l’ensemble des connaissances nous permettant de comprendre la nature, voire l’homme, alors que la technologie n’en est que l’application matérielle. La raison, elle, est un outil de réflexion, indispensable en science, mais également dans d’autres domaines comme la philosophie. In fine, c’est le refus de la technologie comme fin en soi qui est concerné, et il ne peut et ne doit aboutir à un rejet de la rationalité. En effet, l’idéologie nazie et la barbarie qui l’accompagna, fût l’effroyable démonstration de l’inacceptabilité d’un relativisme absolu. En d’autres termes, tous les systèmes de valeurs morales ne se valent pas. La raison doit alors être réhabilitée, et servir de guide à l’établissement de la morale. Cette discussion s’accompagne alors d’une nouvelle quête de sens. Pourquoi protéger la vie ? Pourquoi respecter la nature ou les générations futures ? Eva Sas nous guide dans cette réflexion fondamentale, avec notamment l’éclairage de la pensée de Hans Jonas [1] .
Une raison réhabilitée pour l’établissement de l’éthique
L’écologie politique contient une intéressante contradiction, en ce qu’elle est issue d’un mouvement libertaire qui appelle en même temps une nouvelle forme de responsabilité. L’auteure s’attache particulièrement à l’histoire française, où mai 68 fût le grand symbole de cette revendication libertaire. Mais il est intéressant de noter qu’il se fait en parallèle d’autres mouvements contestataires, comme le « peace and love » américain. Ces revendications s’accompagnent de la prise de conscience de notre impact sur l’environnement, ainsi que du caractère fini de la planète. Non seulement notre activité peut se révéler destructrice pour la nature, mais nos ressources sont en quantité limitée. Cette réflexion établit la différence fondamentale entre ce courant et une pensée « de gauche » traditionnelle. Si elles partagent une volonté d’un équitable partage des richesses, l’écologie se démarque par sa volonté de rupture avec la logique productiviste. Produire n’est plus une fin en soi, ou un moteur économique, mais devient seulement un moyen de subvenir à nos besoins. La conséquence directe en est le refus du gâchis, de la surproduction ou du superflu.
Il est donc nécessaire de mettre en place une éthique qui tienne compte à la fois de la liberté individuelle, et de nos responsabilités collectives. Des penseurs comme Jurgen Habermas construisent alors la notion d’ »éthique de la discussion ». C’est par la voix de la démocratie, de la discussion et de la raison que la morale et la loi sont établies. Mais il s’agit là d’une raison réhabilitée. En effet, il convient en premier lieu de marquer la différence entre raison et technoscience afin d’espérer en tirer une vérité morale. C’est en effet cette dernière qui a permis l’horreur d’Hiroshima et plus tard une catastrophe nucléaire comme celle de Tchernobyl. En l’occurrence, Les lois sont établies et ensuite légitimées par le choix démocratique. Mais si le principe démocratique permet la prise en compte des différences d’individualité et de point de vue, il s’agit de ne pas retomber dans les affres du relativisme absolu. C’est en effet démocratiquement que le régimes nazi a conquis le pouvoir. Habermas ajoute alors un ingrédient essentiel à l’établissement de l’éthique, qu’il appelle « critère d’universalité ». Les règles établies lors de la discussion ne peuvent être acceptables que si elles sont universalisables, c’est-à-dire que leur généralisation à l’ensemble de la communauté est acceptable par tous. « Ainsi, les normes qui satisfont les intérêts de certains groupes au détriment d’autres ne peuvent être moralement justifiés. » [2]
L’analyse philosophique de l’écologie est très enrichissante, car ce mouvement est à la fois jeune et complexe. Il s’attaque à des enjeux élémentaires et intemporels, mais paradoxalement très nouveaux. S’il paraît évident que notre société ne peut perdurer en détruisant son environnement, des menaces comme le réchauffement climatique ne sont devenues réalités que depuis récemment. De même, un grand nombre de problèmes environnementaux sont la conséquence du modèle de « société de consommation ». Un modèle né dans les années 50-60, presque en parallèle des revendications écologiques. On comprend donc que ce courant de pensée n’est en aucun cas cantonné au seul enjeu de protection de la nature, mais s’attèle bien à concevoir un modèle de société cohérent, conciliant liberté individuelle et responsabilité collective.
Philosophie de l’écologie politique, aux éditions les petits matins.
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- Hans Jonas, Le principe de responsabilité (éd. all. 1979, 1ère éd. française Cerf, 1990), Champs Flammarion, 2008
- Eva Sas, p.82