LE TRAIN.
Le train s’en va. Il s’extrait, se libère de l’étau de la ville. Tel un souffle asthmatique échappant à sa propre oppression.
Peu à peu, il s’affranchit de sa gangue charbonneuse de béton, de quais et de pierre.
Il bouffe du rail, comme s’il avait tous les cinq cent diables à ses trousses. L’oppression a été sa rampe de lancement, son Cap Canaveral.
Il a soif. D’ouverture. D’espace. De mouvement pour le mouvement.
Il a faim. D’éloignement. De lignes. De ruée. De respiration élargie.
Il fonce. Entre fleuves de rails et de ballast rougeâtre et haut ciel pailleté de matinale lumière.
Entre deux infinis, l’un horizontal, l’autre vertical. Entre deux géométries sommaires, opposées, qui semblent se répondre.
On a l’impression qu’il oublie qu’il a une destination.
Son staccato qui fend l’air lui suffit : ivresse, amnésie brute.
Patricia Laranco
Pour approcher ce texte, il y a lieu de distinguer entre deux sortes de symboles : les symboles non linguistiques qui relèvent d’une discipline que Ferdinand de Saussure (1857-1973) a appelée la sémiologie et dont la linguistique n’est, selon lui, qu’une simple branche et les symboles linguistiques qui sont les signes représentant les mots, bien que l’américain Charles Sanders Pierce (1839-1914) ait renversé les rangs qu’occupent ces deux sciences en faisant de la sémiologie (sémiotique) une fille de la linguistique. Dans ce texte-ci, l’auteure, comme à son accoutumée, porte son intérêt aux symboles non linguistiques que représentent les objets existants et les phénomènes se produisant dans le monde, qu’ils soient naturels ou artificiels et tout particulièrement cette fois-ci au moyen de transport qu’est le train et aux unités du champ lexical qui lui sont attachées. Toutefois son choix s’est enfin fixé sur deux seulement de ces unités : « le départ du train » et « le moment où sa vitesse atteint son maximum », leur donnant des significations non archétypales c'est-à-dire des significations purement personnelles nées de sa vision existentielle propre de l’être et de l’univers. D’où le caractère surprenant et étincelant des écarts qu’elle a généré et dont nous choisissons ces exemples : en ce qui concerne le train au moment de son départ « Il s’extrait, se libère de l’étau de la ville. Tel un souffle asthmatique échappant à sa propre oppression / L’oppression a été sa rampe de lancement, son Cap Canaveral / Il a soif. D’ouverture, d’espace. De mouvement pour le mouvement. Il a faim. D’éloignement, de lignes. De respiration élargie »- le train au cours de son accélération « On a l’impression qu’il oublie qu’il a une destination. Son staccato qui fend l’air lui suffit : ivresse, amnésie brute ». Mais si à la fin nous interprétons à notre tour les significations données à ces deux symboles, nous décèlerons chez la locutrice une soif intense de décollage et d’envol vers des lieux lointains et inconnus due sans doute à une sensation d’inertie et de léthargie.
Mohamed Salah Ben Amor