Aujourd’hui, le peuple russe perçoit les pires intentions dans n’importe quelle action entreprise par le pouvoir en place. Il ne faut pas y voir une source évidente d’optimisme. La délégitimation d’un régime autoritaire ne mène à son remplacement pacifique que lorsque ce pouvoir est déjà en train de vaciller et peut s’effondrer à tout moment.
Par Ostap Karmody, depuis la Russie.
Chulpan Khamatova
Quelque chose m’interpelle quand je lis les discussions à propos de la vidéo de Chulpan Khamatova [1] soutenant Vladimir Poutine. Certaines personnes – la majorité – estiment que Poutine a pris Khamatova en otage car si elle avait refusé, il aurait fermé son œuvre caritative pour les enfants gravement malades. D’autres soutiennent que Khamatova a elle-même choisi Poutine, parce qu’il lui donne du ‘fric’ et qu’elle en est contente. Ce qui me surprend le plus c’est que personne ne dit : « Mais vous êtes fous ? Poutine ne va tout de même pas fermer une association qui aide des enfants cancéreux ! Pour qui le prenez-vous ? »
À dire vrai, ce n’est pas tout à fait exact. J’ai entendu une seule voix affirmer en effet que Poutine n’allait pas fermer une organisation de bienfaisance parce que cela lui ferait une mauvaise publicité. Par contre je n’ai pas une seule fois entendu ni de la part de ses adversaires ni de ses partisans que le Premier ministre ne ferait rien de tel tout simplement parce qu’il est aussi un être humain et qu’il a un cœur.
Il est surprenant de constater que les autorités en général et le Premier ministre en particulier ont réussi à se forger une telle image au sein de l’opinion publique. L’image de ces gens prêts à tout dans la lutte pour le pouvoir même quand il s’agit de la vie d’enfants. Peu importe que le Premier ministre ferme ou non le fonds de Khamatova, tout le monde croit qu’il pourrait réellement le fermer. Et s’il ne le fermait pas ce serait uniquement pour sa publicité. On dirait qu’il suffit de raconter au premier venu qu’à la place de botox, Poutine s’injecte dans les joues du sang de bébés chrétiens pour que tout le monde y croit.
Dans ce contexte, les appels à considérer les électeurs de Poutine comme des personnes valables dont il faut respecter l’opinion relèvent soit de la bêtise, soit de l’hypocrisie. Comment peut-on en effet respecter les complices d’un homme qui mange de jeunes enfants au petit déjeuner ? Impossible de faire des compromis ici : soit c’est eux, soit c’est nous.
Après les élections de décembre, beaucoup ont évoqué la délégitimation du pouvoir. En effet, si on en arrive à penser que les autorités puissent commettre des atrocités sur des enfants, où diable se trouve encore la légitimité ? Nous avons sans aucun doute observé une forme de délégitimation du pouvoir mais je n’y vois pas une source évidente d’optimisme. La délégitimation d’un régime autoritaire ne mène à son remplacement pacifique que lorsque ce pouvoir est déjà en train de vaciller et peut s’effondrer à tout moment. Si le pouvoir reste en place fermement, s’il bénéficie de l’appui des services spéciaux, de l’armée et de la police, la délégitimation peut s’avérer très dangereuse. Un pouvoir légitime peut gouverner par la force de sa propre légitimité, comme cela se passe la plupart du temps en Europe et aux États-Unis où la population respecte plus ou moins volontairement les injonctions du pouvoir mais un pouvoir illégitime ne pourra gouverner que par la force, en réprimant sévèrement toute forme de mécontentement et en muselant l’opposition.
En fait, ce processus a déjà commencé : le remplacement du conseil d’administration de l’ « Écho de Moscou » [2], la fermeture de sites internet sans ordonnance d’un tribunal, la suppression de l’émission de Ksenia Sobtchak [3] juste au moment où A. Navalny [4] devait y passer, l’émission ‘maski show’ dont l’objectif était la recherche d’informations compromettantes sur ce même Navalny. Tout ceci s’est produit au cours de ces derniers jours. Ce ne sont que les premiers signes. D’autres plus importants vont suivre.
Le pouvoir a commis une grande erreur en publiant la vidéo de Chulpan Khamatova. Peu importe si Khamatova a sincèrement encouragé les gens à voter pour Poutine ou si elle l’a fait parce qu’elle a subi des pressions. Peu importe également de savoir si Poutine aurait ou non fermé un orphelinat, s’il est cruel au point de manger des enfants. Ce qui compte c’est que les gens voient les pires intentions dans n’importe quelle action entreprise par le pouvoir en place. Et toute coopération avec les autorités est perçue comme intéressée. Nous en avons reçu un signal très clair. Le pouvoir en place a compris ce signal et a fait le seul choix possible pour lui-même. De toute évidence, il se prépare à livrer un combat des plus difficiles. Nous saurons d’ici peu si l’opposition est prête à livrer cette bataille.
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Article originellement publié en russe pour InLiberty.ru, a Russian website project of the Atlas Economic Research Foundation.
Traduction par Claire D. pour Contrepoints.
Notes :
[2] L’une des premières radios indépendantes russes apparue en 1990.
[3] Jeune personnalité mondaine qui affiche son opposition à Poutine.
[4] Activiste politique russe. Juriste, il a suivi une formation à l’université de Yale. Fervent opposant à Poutine, il dénonce régulièrement des faits de corruption.