Vous avez acheté des CDS sur les obligations grecques pour vous couvrir contre un risque de faillite ? Eh bien, vous vous êtes fait avoir. Bienvenue dans un monde où l’état de droit s’arrête lorsque la très haute finance commence.
Par Vincent Bénard
Même pas honte : « l’accord grec n’est pas un défaut ! »
L’ISDA (International Swaps and Derivatives Association) est le groupement d’institutions financières qui régit les règles internationales de fonctionnement de nombre de produits dérivés, et notamment des fameux CDS.
Lors d’une décision rendue ce jeudi, certes assez attendue mais néanmoins parfaitement inique, un comité spécifique de cette organisation, dont 10 des 15 membres sont issus de banques actives sur le marché des produits dérivés — bonjour le conflit d’intérêt ! –, a décrété que le fait de forcer les créanciers privés détenteurs d’obligations grecques à encaisser 70% de décote ne constituait pas un défaut de paiement, que la subordination post-émission des détenteurs privés par la BCE ne constituait pas un événement de crédit, et quelques autres points techniques du même ordre non plus. Autrement dit, les détenteurs de CDS, ces produits d’assurance censés garantir leurs détenteurs contre un défaut de paiement, ne verront pas la couleur de leur assurance.
Certes, l’ISDA se réserve le droit de revenir sur sa décision (ouf), mais selon le Financial Times, ceci pourrait ne se produire qu’après que l’échange entre les nouveaux titres grecs et les anciens ne se soit produit, et serait donc calculé sur la valeur faciale des nouvelles obligations, qui sera inférieure.
Autrement dit, dans le monde d’aujourd’hui, un contrat avec les institutions financières n’est pas un contrat. Des changements unilatéraux aux termes contractuels peuvent intervenir à tout moment, et vous pouvez, pardonnez moi, vous faire enfler à tout moment par vos partenaires financiers.
Bon, toutes les compagnies d’assurance ont la réputation d’être plus pressées d’encaisser les primes que de régler les sinistres, et les banques et assurances qui ont vendu des CDS à tire larigot sur la Grèce ne doivent pas être pressées de passer à la caisse. Il n’en reste pas moins que l’on comprend mal quelle est l’assise légale de la décision de l’ISDA. Je serai surpris qu’il n’y ait aucune réaction judiciaire de quelques détenteurs d’obligations grecques qui avaient cru se « couvrir » en achetant des CDS.
Hypothèse retorse : des acheteurs complices
À moins, évidemment, que nombre d’acheteurs de ces CDS ne soient complices. L’hypothèse apparemment folle est lancée par le blogueur financier le plus grossier du web, oui, encore plus ordurier que Charles Dereeper, je sais, c’est difficile à concevoir. Karl Denninger, du blog « Market Ticker », pense que nombre de CDS ont été achetés en connaissance de cause par des détenteurs de dettes souveraines pour faire croire aux régulateurs qu’elles remplissaient leurs obligations légales de couverture de risque, mais ne le faisaient pas vraiment.
Le principe est le suivant : imaginez qu’un régulateur quelconque vous impose une assurance pour pouvoir accomplir une action, par exemple, conduire une voiture, mais que vous assurer vraiment coûte bien trop cher, compte tenu de votre profil de risque. Certaines compagnies peu scrupuleuses peuvent vous vendre une fausse assurance à prix discount, mais assortie d’une « clause parallèle » (traduction personnelle de « side letter », si quelqu’un a mieux…) tenue secrète où l’assureur et l’assuré s’engagent à ne pas faire jouer l’assurance.
Pourquoi l’assuré ferait-il une chose pareille ? Pour pouvoir montrer aux autorités un certificat d’assurance, totalement bidon. Bref, l’assureur vous vend un faux certificat d’assurance pour un prix égal à une fraction d’une assurance véritable. En matière financière, cela permet à certains assureurs ou réassureurs de paraître plus solvables qu’ils ne le sont en réalité, ce qui peut réduire les exigences légales en fonds propres (Bâle, Solvency…).
Denninger est-il crédible ? Eh bien, malgré son langage de charretier, il a été un des premiers à détecter les fraudes derrière les montages byzantins de « Mortgage Backed Securities » (MBS) dont je parle dans mon livre « Foreclosure-gate, les gangs de Wall Street », fraudes depuis largement confirmées par diverses enquêtes de justice et une commission sénatoriale. Puis il fut un des tous premiers à sortir de terre le scandale du Robo-Signing qui y est étroitement lié, et qui vient de faire l’objet d’un accord judiciaire (controversé) entre les grandes banques et la justice américaine pour 25 milliards de dollars, tout de même.
Alors, en restant prudent, je prends son hypothèse comme une possibilité réelle.
D’autant plus que les affaires de « Side Letters » frauduleuses ont été légion dans le monde de la finance dans le début des années 2000. Chris Whalen, président d’Institutional Risk Analytics, une firme spécialisée dans l’évaluation des risques financiers, relatait nombre de ces affaires dans le blog de Barry Ritholtz en 2009, dont beaucoup impliquaient AIG, et se demandait déjà si nombre de CDS n’étaient pas conçus comme une « assurance assortie de clauses parallèles » non dévoilées.
La décision de l’ISDA va-t-elle modifier les comportements de marché ? Allez savoir…
Que Denninger et Whalen aient raison, ou pas, la décision de l’ISDA devrait détourner les acheteurs honnêtes du marché des CDS, ou du moins, les rendre bien plus exigeants. Ne risque-t-elle pas, par conséquent, de rendre les acheteurs de dette souveraines encore plus méfiants ? Après la « clause de subordination subreptice » introduite par la BCE en catimini, l’accalmie sur les taux longs que l’on observe ne risque-t-elle pas d’être de courte durée ?
Bill Gross, patron du Hedge Fund spécialisé dans l’obligataire PIMCO, dans un article du FT publié à 18h21, se voit attribuer un propos sentencieux : « la décision de ce jeudi constitue un précédent dangereux ». Mais à 7h37, Bloomberg affirme que la firme de Gross est membre du comité de l’ISDA qui a voté à l’unanimité le non déclenchement du défaut, et fait dire à ce même Gross que « ce n’est pas un coup de tonnerre », et que probablement, le déclenchement du défaut arrivera plus tard, et qu’il n’y voit rien de bien mauvais. Il faudrait savoir !
Difficile d’y voir clair, et je ne me hasarderai à aucune prévision. Dans cette crise, la seule chose qui est certaine, c’est que le droit contractuel classique et le règne de l’état de droit ne valent plus grand chose quand de puissants intérêts acoquinés aux États règnent en maîtres. Et malheureusement, dans ce monde où tordre les lois devient la base des affaires, les grilles de lecture traditionnelles de l’économie sont mises à mal. Tout sera fait pour sauver les grandes banques internationales, monétisation, déni de droit… Mais à force de tirer sur les cordes qui tenaient jusqu’alors l’économie, elles pourraient finir par casser.
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Sur le web
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