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Les deux aides-maçons & La goutte d’eau

Publié le 04 mars 2012 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 45 (nouvelle série)

Les deux aides-maçons

De temps en temps, du côté de Bordeaux, je retrouve une bande de potes sur un chantier qui semble n’avoir ni commencement ni fin tant l’ampleur de la tâche est grande. C’est une demeure familiale ancienne avec de beaux volumes et des colonnes à l’entrée. On veut la reconstruire selon les règles de l’art. On est tous très motivés  pour restaurer ce bâtiment immense qui eut son heure de gloire selon de très vieux écrits... Et même si je ne suis pas bricoleur pour un sou, je ne rate pour rien au monde ces heures ouvrières où l’on me persuade que j’ai tout de même une sorte d’utilité…

Il faut dire que notre organisation est originale. Ainsi, les rôles ne sont pas figés. Le chef de chantier change régulièrement, les contremaîtres aussi, tandis que les simples manœuvres sont formés et progressent à leur rythme dans le métier. On n’a pas de patron, seulement des outils utiles, et on préfère fonctionner en autogestion. Tous les ouvriers sont maîtres de leur art et ne perçoivent pour tout salaire qu’un roboratif repas. Ceux qui ont particulièrement bien travaillé sont récompensés par des augmentations de salaire, c’est-à-dire qu’ils ont le droit de se resservir à table. Pour les travaux de table justement, on fait préparer la bouffe aux nouveaux, les apprentis, de braves zigues intrigués par la taille de la baraque et qu’on a convaincus de venir nous donner un coup de main. Malgré la frugalité de la rémunération, on ne chôme pas et on revient toujours se mettre en bleu pour faire avancer l’édifice et, ce faisant, on se sent soi-même sensiblement édifié…

L’autre jour, j’ai quitté le chantier un peu avant de passer aux agapes, histoire d’aller chez le bouquiniste tout proche. Sa boutique semble entièrement construite de livres au lieu de pierres, et là aussi il y a de beaux volumes… à condition de les dénicher dans son gigantesque capharnaüm ! Et soudain, un texte me tomba dessus comme un moellon sur l’orteil… Comment en effet ne pas me sentir interpellé quand en feuilletant distraitement un vieux recueil de fables (1902), me sauta aux yeux la fable suivante :

Les deux aides-maçons

 Le manoeuvre Thomas, chaque fois, sur son dos,

Semblait péniblement se charger des fardeaux.

Il portait des quartiers, de la pierre de taille,

A des maçons construisant un château.

Pourtant, on le disait très fort, de haute taille,

Ses bras nerveux serraient comme un étau.

Mais notre homme était mou, paresseux, un vrai lâche,

N’ayant l’amour d’aucun métier,

Lorsque ses compagnons travaillaient sans relâche,

On le voyait souvent flâner dans le chantier,

Amusant Paul, amusant Pierre.

-   Thomas, apportez telle pierre,

Lui dit un jour l’entrepreneur ;

Allons, dépêchez-vous, car la chose est pressante.

-   Je crois, répond Thomas, que le patron plaisante.

Sait-il son poids ? A-t-il vu sa grosseur ?

Le fainéant fieffé la trouva trop pesante.

Il ne lui fallait simplement,

Pour en venir à bout rien qu’un peu de courage.

Quand un autre manœuvre arrive en ce moment.

Petit, chétif, faisant le même ouvrage,

Jamais le plus rude labeur,

N’avait encor maîtrisé son ardeur.

Il saisit le fardeau, se le charge d’emblée,

Sans la moindre difficulté ;

Il fit voir à Thomas que la force est doublée

Par la bonne volonté.

J-J Monmoreau, officier de l’Instruction Publique, FABLES, cinquième édition considérablement augmentée, chez l’auteur à Pellegrue (Gironde), imprimerie-papeterie Henri Labrieu à Sauveterre, 1902.

Dommage quand même de se voir affubler du mauvais rôle, surtout un jour où je bossais avec force et vigueur ! Surtout par un rimailleur inconnu, tout enraciné dans sa suffisance bien pensante d’officier de l’Instruction Publique. Je n’ai rien trouvé sur ce Monmoreau, dont la lecture des Fables m’a vite convaincu qu’il n’était guère surprenant qu’il soit tombé dans l’oubli… Il a commis d’autres ouvrages, un volume de Poésies diverses et nouvelles, un roman à caractère historique, Procida, et au moins quatre ouvrages consacrés à la musique d’orgue ou d’harmonium : Treize marches, Douze offertoires, Cinq élévations et quatre entrées, une Méthode de musique (abrégé des principes élémentaires par demandes et réponses). Il semble avoir joui d’un certain ancrage local à Pellegrue ou Sauveterre…mais ces deux communes n’ont pourtant pas daigné attribuer son nom à la moindre ruelle.

Monmoreau est un fabuliste très moralisateur, en mode binaire : le bon/le méchant ; le vertueux/le vicieux ; le travailleur/le paresseux… Rien que de très conventionnel, même s'il lui arrive de s'inspirer de La Fontaine ou de Florian, le zigue est tout sauf un moraliste fabuleux ! Son bestiaire fait la part belle aux abeilles industrieuses, aux petits oiseaux, aux fleurs ou aux ruisseaux. Il importe parfois du singe ou pêche quelque écrevisse pour marquer les esprits… Sa fable du Loup et du blaireau montre un blaireau fort avisé en dépit de son nom tandis que le loup demeure incurablement le jouet de ses instincts… Du haut de son pupitre d’organiste, Monmoreau n’a pas craint de consacrer en fable la dialectique subtile du Confessionnal et de l’Autel, où l’autel explique à son collègue du fond de la classe que si lui, l’autel, il est placé au centre de tous les regards, c’est pas pour sa pomme mais pour plus haut que lui…

Mais notre fabuliste , qui préférait probablement les églises pour se mettre à l’abri de la pluie, est parfois capable de jolies perles, comme cette goutte d’eau dont la morale se veut un salutaire message d’espoir à toutes les créatures affligées par un cruel célibat… On lui pardonnera donc sa « plaine profonde », oxymore bizarre pour une rime de nouveau riche avec « rubis de Golconde »...

La goutte d’eau

Le tonnerre grondait dans la plaine profonde,

Lorsqu’une goutte d’eau qui voguait dans les airs,

Plus belle qu’un saphir, qu’un rubis de Golconde,

Tombe au milieu du sourd roulis des mers.

-   Que suis-je, moi, pauvre petite goutte,

Disait-elle, parmi les ondes en courroux ?

Tandis qu’à la céleste voûte

Je semblais réfléchir le rayon le plus doux.

Qu’arriva-t-il ? Un léger coquillage,

Roulant sous l’onde aux plis capricieux,

Au même instant s’entrouvre à son passage,

Reçoit le météore ornant jadis les cieux.

Il devient perle : oubliant son outrage,

La goutte d’eau, si petite autrefois,

Brille, depuis, sur la tête des rois.

O vierge, qui vivez obscure, abandonnée,

De l’espérance allumez le flambeau ;

Un jour, de vertu couronnée,

Vous brillerez  comme la goutte d’eau.


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