Où nous retrouvons les trois premières parties du roman.
Pour ceux qui comprendraient mal le flançais, se reporter à « Catégories » => « Lexique ».
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Le 1er Juin 2011, dans la matinée, ils ont posé
leur vaisseau-bulle au centre du stade Santos Fremandi, dans la petite ville de Certo plantée au nord-est de la Crose. Un honneur immense pour le modeste, mais ambitieux, club insulaire opérant en CFA. En tous cas inouï, de mémoire de Crose. Un honneur, quoi.
Les Croses n’ont eu droit qu’à une fraction du vaisseau. Le reste demeurait dans le flot de temps, où les extra-terrestres naviguent comme nous sur les canaux vinétiens. Ce débarquement ne manqua de troubler les perceptions et les habitudes des humains, à commencer par les plus proches du phénomène. Un Certonais a juré qu’il avait reconnu un de ses fils, quand ils ont salué la planète durant le show qui fut organisé plus tard en leur honneur. Sans aller jusqu’à le traiter de menteur, il est juste de préciser que les visages des E.T. disparaissaient, à l'exception des yeux, sous une membrane aux couleurs changeantes et mouvantes. Leur peau, peut-être. Nul ne s'est enhardi jusqu'à leur caresser le visage.
On notera également, sans porter de jugement, que le Certonais en question est connu pour exagérer, et pas seulement au bistrot.
Quoiqu'il en soit, les extra-terrestres étaient bien tombés. L'histoire de Flance fourmille d'anecdotes montrant que les Croses ont toujours accueilli les étrangers avec une bienveillance non-feinte. Pour peu que ceux-ci respectent leur identité Crose et n’irritent pas les associations de soutien aux insulaires brimés par les étrangers non-respectueux.
A vrai dire, les Croses n’ont pas eu le temps de faire bon accueil aux étrangers bariolés et leur drôle de bulle. Pas plus que le reste du pays, d’ailleurs. Ni grand monde sur la planète, finalement.
Le correspondant de presse de Crose-Matin a eu à peine le temps de découvrir la bulle, sur la pelouse. Il a aussitôt appelé son responsable et pris quelques photos inexplicablement floues du vaisseau. Une heure ne s’était pas écoulée depuis l'abordage et déjà les pendules s'engluaient.
Trois individus différenciés, puisqu’ils n’étaient pas amalgamés en un super-organisme et que leurs pieds ne portaient pas les mêmes chaussures, descendirent sans échelle apparente sur le gazon. Ils se mirent à humer, piétiner, grogner et changer de couleur en cadence. Un certain temps s’écoula, à vue de nez. Ragaillardis, ils rentrèrent dans la bulle qui s’illumina de l’intérieur comme un présentateur TV accueillant son patron en plateau. Ce qu’aucun humain ne put constater. Les montres venaient de décréter la grève totale et générale, sans service minimum, et leurs porteurs de même.
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Le monde s’est figé. Plus bouger, silence.
La Terre entière est réellement immobilisée. Le temps s’écoule donc toujours, mais sans elle, autant dire qu’il n’existe plus.
Une force inconnue bloque toute activité. Les sous-marins pédalent dans le grand bleu sans bouger, les bombes retiennent leur souffle, les bébés gardent leur bouillie en bouche, les oiseaux sont collés au ciel et les gymnastes flottent au-dessus des trampolines. Repos accidentel sans doute, chômage technique il n’empêche.
Sauf que la production, l’immense effort des énergies libérées par les capitaines industrieux, le propulseur, le moteur, que dis-je, le cœur de la modernité est entravé. La croissance décroit déjà.
On bout dans les capitales et les bourgs. Ginette écrira, plus tard : « j’ai cru qu’on allait plus croitre ». Jean-Paul Segarsla prophétisera : « Dans mon néo-sommeil créatif, j'ai vu un croissant émergeant d'une tasse de café noir, au milieu des étoiles. Ça m’a troué le sens, cette aporie publicitaire globalisante ». Tout bloque. Les respirations, les enterrements, les éclats, les débats, les canards et les déments. Rackab Maboma lui-même, le leader de la surpuissante Améride, ne bronche pas. La Terre meurt pour longtemps, semble-t-il.
Quelques heures avant l'immobile séisme, Jacques Pavon, éniarque, major de la promotion 1978 de l'Ecole Nationale Interculturelle d'Administration, travaillait. Soixante dix-septième conseiller de Sicola Zarzoky, par ordre d'ancienneté, il prenait des notes pour le président en titre de la Flance et des flançais, sur la terrasse de travail présidentielle. Le teint froissé et la bouche fine, l'homme serait passé inaperçu dans un congrès de coiffeurs. Le fils unique de la famille Pavon à Béthune, premier à rompre avec le destin boucher inauguré par son arrière grand-père, avait pourtant atteint le septième cercle dans la hiérarchie de proximité du grand homme. Les doux fruits d’une carrière s’offraient enfin. Lui revint en mémoire sa première réalisation d'envergure. Il n’avait que quatre ans quand sa mimine avait introduit sans hésiter le précieux bout de papier dans une modeste urne de banlieue. Le bulletin « Zarzoky » que lui avait tendu sa maman, qui avait pris un congé maternité de deux jours pour soutenir elle aussi le « jeune homme en colère », et bientôt maire, qu’était Sicola Zarzoky, à l’époque, avait filé au fond. Le brave et appliqué Pavon, d'un coup de buvard, ôta de sa joue ronde une perle brillante de souvenirs.
Sans cesser de dicter, le Président rentra le cou dans les épaules en fronçant les sourcils, qu’il avait marqués et expressivement rapprochés. « Longtemps je me suis couché de bonne heure. Aujourd'hui, je bois moins de café le matin, j’économise mes nerfs, j’économise le café, j’économise le petit personnel », conclut-il le regard planté sur le crâne glabre du scribe. « Les grandes décisions reposent sur le souci de la prévision », résuma-t-il, bon prince. « Un truc que Richac n’a jamais capté ».
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Le grand souffle immobile s’abattit sur cette baie de Lélisé, au troisième étage de l’adorable bâtiment, non tourné vers la Mecque, je me permets de le préciser pour nos lecteurs non-flancophones.
Le soleil brillait, il m’en souvient, et Lisocan souriait tandis que les biches s’amassaient au pied du balcon, guettant les morceaux de madeleine qu’il leur jetait entre deux monologues.
Assis sur un austère tabouret de travail, tandis que l’éniarque précoce notait, il commença à feuilleter le carnet de rendez-vous du premier mlinistre Soifranc Liflon, biffant ou approuvant au fur et à mesure les contacts prévus, dans le souci premier d'optimiser l'action de ce précieux assistant. Il levait par instant un œil sagace sur le grand glabre courbé sur ses notes, appréciant son adhésion qu’il devinait totale. Son jogging bleu France chatoyait gentiment, il avait fière allure, notre Président. Allons, la Flance repartait de l'avant. Avait-elle jamais cessé d'ailleurs ?.. « Il ne faut pas compter sur moi pour me complaire dans le passé, ce serait refuser l'avenir », conclut le président.
Il contempla le parc, entrevit une nouvelle Terre rouge et bleue, avec beaucoup de points blancs. L’image du drapeau lui revenait toujours, en fin de matinée.
Mais la grande fracture du temps orchestrée par les étrangers balaya la noble rêverie.
Comment, quoi, qui ose ?!... Sicola Zarzoky sentit un engourdissement singulièrement puissant l’empoigner. Le sournois déployait toute sa capacité à figer la situation, à geler les contre-mesures possibles que le président tentait aussitôt de mettre en œuvre. Quelque âme moins exceptionnelle, voire ordinaire, aurait subi un choc, voire une certaine paralysie. Sicola Zarzoky réagit illico, lutta mordicus.
« Ce fils de p... ». Le Président adopte spontanément un langage sans ambiguïtés, dans les grandes occasions)... «...de Pilevin ! Je le savais, je le savais, je-le-sa-vais !...La ciguë ! Ainsi, tu n’hésites pas à recourir aux plus odieuses extrémités, à la fin ! Je le savais Pilevin, tu es transparent à mes yeux... Je mourrai en héros. Ça, tu ne le savais pas. La ciguë fera de moi le dernier grand héros populaire. Dans ton immense et suffisante bêtise, tu ignorais à quel point Socrate était aimé du peuple, du vrai. Hein, Pilevin, que ça te cloue ça ?!...
Les premiers émois enfuis, Sicola Zarzoky constata un léger mieux. La situation n’évoluant pas, il s’habituait déjà. Nul hommage posthume ne lui venait, aucun ange n’apparaissait pour l'escorter vers le Paradis, même si l’image du Très Saint-Père venait de traverser son esprit. Suivie par celle de Bigrad. Qu'est-ce qu'il vient faire là, celui-là ? Drôle, mais pas tout à fait blanc-bleu, ce sacré Bigrad. Bon, je l'aime bien, faut l'avouer. Des millions de flançais aussi, d'ailleurs. Et pourquoi je l’intégrerais pas celui-là ?...Je le verrais bien aux Sports. Et les flançais nous verraient bien aussi avec lui sur la photo, sans doute. Bien. Faudra que je lui en touche deux mots, après le Zéniq de septembre.
Les biches continuaient à gérer sans énervement excessif leur immobilité dans le coin inférieur droit de l’orbite présidentielle. L’escadre figée de l’anticyclone des Açores stagnait dans la partie centrale. Sicola Zarzoky commençait à se lasser franchement. Il souriait cependant, anticipant le rebond, le moment de reprendre la main et croquer quelques adversaire politique assez inconscient pour avoir tenté de le contenir.
Le Président savait, néanmoins, la situation intenable à terme. L’histoire devait s’écouler, les peuples et leurs leaders accomplir la grande destinée de l’espèce, avant de disparaître. Les toilettes les plus proches se trouvaient à trente mètres, au mieux. Il commença à compter les moutons blancs embouteillant le ciel. A mille sept cent quatre-vingt neuf il décida de se laisser aller, de se détendre puisque tout effort semblait contrarié. Il y parvint en conservant le minimum pour ne pas revenir au monde le pantalon souillé. Les muscles présidentiels relâchés, le corps ploya malgré l’injonction extra-terrestre d’immobilité.
Les savants, les philosophes et les sourciers qui ont examiné cette défaillance d’un contrôle par ailleurs total, se perdent en conjectures. Certains évoquent le brouillage des communications élyséennes, d’autres le carré Pluton-nœud lunaire nord. A moins que les extra-terrestres n’aient laissé une infime marge aux personnages les plus importants de la planète. Des E.T. parieurs, joueurs ?...