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Gourmandise de Saint-Simon

Publié le 09 mars 2012 par Les Lettres Françaises

Gourmandise de Saint-Simon

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La vie d’un lecteur avisé est marquée de rendez-vous téméraires et glorieux : Proust, Joyce, Musil, Chateaubriand, et Saint-Simon. On garde généralement le duc pour les dernières années.
Sans doute pense-t-on qu’il est la récompense de l’âge canonique. La cinquantaine et ses au-delà y sont plus propices pour méditer les ahurissants spectacles louisquatorziens (le roi « voyageait toujours son carrosse plein de femmes : ses maîtresses, après ses bâtardes, ses belles-filles, quelquefois Madame, et des dames quand il y avait place »), pour mesurer à leur injuste valeur les grandeurs et les bassesses du capharnaüm versaillais, pour apprécier les portraits vachards et pour se délecter d’un style d’élégant écorcheur qui nous guérit à jamais de celui, gamin, de nos trop tendres docteurs ès autofictions.

Saint-Simon attendit d’avoir soixante ans avant de se lancer dans la rédaction de ses Mémoires. Il s’était échauffé avec des notes sur sa famille, son lignage, sa « grandesse », il avait cherché à établir un parallèle entre les trois premiers rois Bourbons. Louis XIII avait ses faveurs. Il est vrai que son père l’aidait à monter à cheval et qu’il en reçut la fortune. Il en resta dans la famille un portrait qui ne quitta jamais les murs du château familial. Un jour, on ne sait comment, Saint-Simon le fils trouva la brèche, et la première phrase qui allait le faire entrer en postérité : « Je suis né la nuit du 15 au 16 janvier 1675 de Claude, duc de Saint-Simon, pair de France… » La machine à remonter le temps était en route. Car si, pendant longtemps, il s’était couché de bonne heure, ce « bourgeois de Paris », comme il aimait à se nommer, avait bien guetté, abondamment noté, savamment compilé. Sa femme, qu’il chérissait, avait pignon sur cour, et la cour pignon sur le monde. Ils eurent, l’homme et la femme, huit alvéoles dans la ruche de Versailles qui en comptait des centaines. Il fut aux premières loges de la première société du spectacle, fût-il funéraire.

Les Lettres Françaises, revue littéraire et culturelle

Saint-Simon, La Grandeur, de J.-M. Delacomptée

Lui, le sobre, le discret, le fidèle, le loyal, n’avait qu’un défaut: la gourmandise. Elle ne fut pas que de bouche. À la cour, il fut tout yeux tout oreilles. Il vit les grâces et les disgrâces, les chaises à porteurs et les chaises percées, les petites véroles et les rougeoles, les amours et les désamours ; il entendit les ragots, les bons et les mauvais mots. Sa mémoire fut un précieux alambic. Sorti du jeu, réfugié dans son appartement de la rue Saint-Dominique ou dans sa retraite du Perche, il attendit l’heure. Elle vint. Il s’arrêta au bout de 2 800 pages. Les années passèrent, et les rois. Les manuscrits restèrent dans les tiroirs jusqu’en 1830, l’année d’une révolution et du Rouge et le Noir. Les paroles libérées étaient un brûlot : elles fustigeaient la confusion, le chaos, le césarisme, les manies et les sottises des courtisans, les traîtres à « la monarchie des origines », l’arrivisme, l’avidité d’une bouche, la vanité d’un sourire, la comédie des apparences, ces grimaces que Pascal mettait aux premiers rangs des « puissances trompeuses ».

Jean-Michel Delacomptée est un habitué du Grand Siècle. Lui, l’amoureux du silence (lire son excellent Petit éloge des amoureux du silence), s’est fait une spécialité de la plus sonore des époques. Après un Bossuet remarqué, voici un Saint-Simon de toute beauté. La vignette de couverture reproduit le Roi Soleil à sa promenade. L’habituel bandeau rouge reproduit cette phrase du mémorialiste : « J’ai toujours aimé mon nom. » Il faudrait avertir le lecteur comme l’avait fait Magritte avec sa fameuse pipe : Ceci n’est pas une biographie. Le livre est une suite quasi musicale composée d’une vingtaine de morceaux de bravoure où l’on détachera de somptueux portraits, digne hommage de l’élève à son maître. Il ne faut pas oublier le titre : la Grandeur. Le mot est souvent décliné. Il convient de préciser qu’il couronne une section des Pensées de Pascal, l’ardent janséniste qui ne connut pas le malheur de voir son abbaye dissidente de Port-Royal- des-Champs rasée par les séides de celui qui, comme le Néron de Racine, « fut lui-même ébloui de sa gloire ». « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable », écrit le philosophe au cilice. Voilà pourquoi Louis XIV est petit, et pourquoi Saint-Simon est grand.

Jean-François Nivet

La Grandeur Saint-Simon,
de Jean-Michel Delacomptée, Gallimard, collection « L’un et l’autre », 19 euros.
Petit éloge des amoureux du silence, « Folio », 2 euros.
 


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