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Mathématiques, un dépaysement gödelien

Publié le 11 mars 2012 par Alexm

  (transcription d’une chronique faite sur Radio-Aligre, émission Recherche en cours de J.M. Galan, vendredi 25 février 2012)

Que penser de l’exposition de la Fondation Cartier « Mathématiques, un dépaysement soudain », à la Fondation Cartier jusqu’au samedi 18 mars ?

Il y a plusieurs regards possibles, positifs ou négatifs, sur cette exposition – comme il y a plusieurs niveaux possibles d’adhésion au projet.

Un premier niveau, l’enthousiasme béat, du style : « C’est bien que la Fondation Cartier s’intéresse aux maths, qu’elle essaie de faire un pont entre science et culture – elle st fortement légitime, côté culture, pour ce faire ».

Un deuxième niveau, la critique radicale, du style : « C’est incompréhensible, même pour des amateurs de maths. C’est une élite culturelle et scientifique qui s’est fait plaisir ».

Curieusement, c’est plutôt le monde culturel qui est du premier avis ci-dessus (tout en ne comprenant rien à l’exposition) ; et le monde de la vulgarisation scientifique qui est du second avis.

Mais là où cela se complique, c’est qu’on peut très bien avoir les deux avis à la fois (c’est un peu mon cas) – on est bien dans un monde mathématique, à la Gödel, où une proposition G et sa négation (nonG) peuvent être vraies toutes deux.

Essayons alors d’explorer quelques opinions intermédiaires, entre G et (nonG), entre premier et second avis. Pour cela, Nous avons besoin de passer du global au local, de la variété dans son ensemble (l’exposition) à chacun des voisinages (chaque « attraction » – car c’est bien de cela qu’il s’agit, il y a en tout une dizaine d’attractions).

 

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Bibliothèque Gromov - Lynch (© Fondation Cartier - Olivier Ouadah)

En entrant à gauche, dans la pièce-phare du lieu, ouverte avec ses vitrages sur le jardin, l’endroit principal pour chacune des expositions de la Fondation, figure là, complètement fermée sur elle-même, la bibliothèque de textes scientifiques choisis par Gromov et mis en scène par David Lynch. Ma première impression : il fait froid, c’est fermé sans aucune vue sur le jardin, on est debout,… Je ne reste pas trois minutes. Revenant sur mes pas, je décide de m’accrocher et y passe les quarante minutes du diaporama – un choix de textes saisissants sur la démarche scientifique, d’Euclide à Poincaré en passant par Feynman ou Pascal.

Un autre choc en deux temps : la fresque consacrée en bas à Poincaré (2012 est le centenaire de sa mort). Là aussi, même première réaction : trop fouillis, incompréhensible. Mais on s’accroche – et en deuxième approche cette fresque est vraiment remarquable, entre physique, mécanique, mathématiques, philosophie d’une part, inspirateurs de Poincaré comme ses successeurs, jusqu’aux travaux les plus actuels.

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Frise Poincaré  (© Fondation Cartier - Pierre-Yves Dynasquet)

À travers ces deux exemples, j’essaie de vous montrer qu’il est nécessaire de « s’accrocher », ou plutôt d’adapter son esprit à comprendre, le rendre disponible, le tuner sur la bonne fréquence. C’est bien cela le propre de la démarche scientifique et du raisonnement mathématique lui-même : il faut entrer dedans, puis se laisser porter par son intuition ou sa compréhension. Et c’est peut-être un des succès (imprévu, la fameuse sérendipité ?) de cette exposition que de « forcer » le visiteur à la démarche scientifique.

Alors bien sûr, il y a des choses plus gratuites qui ne suscitent pas cette salutaire mise en conditions : la sculpture métallique en bas, pseudosphère avec juste une équation (non expliquée – une formule brute) cachée sur la droite à l’entrée. Ou les robots en haut à droite, qui m’ont peu fait saliver du liquide encéphalique.

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Les robots (© Fondation Cartier - Olivier Ouadah)

Finalement, tout le monde a raison – j’essaie d’être consensuel ! Tel prof de maths qui écrit sur Internet qu’il n’y emmènera pas ses classes, telle auditrice du colloque qui juge l’expo « si belle et si froide », ou C. Villani qui dit au colloque de « debriefing » de l’expo à l’UNESCO [la démarche d’un colloque de bilan était assez exemplaire, et ce n’est pas la langue de bois ni l’autocongratulation qui a régné lors de ce colloque], de manière sans doute exagérée, que « toute exposition de maths à l’avenir devra se positionner par rapport à l’expo Cartier » ! Oui, tout le monde a raison. On est dans un monde gödelien.

Alors, allez-y, jusqu’au 18 mars. Pour vous faire votre opinion (à supposer que ce  soit possible !). Et surtout pour essayer de ressentir ce moment où votre esprit se met à la même fréquence que le concepteur de l’œuvre : exactement le même sentiment qu’on a pu connaître quand plus jeune (ou non), on a eu affaire à de belles démonstrations mathématiques. Et c’est bien un des mérites de l’expo que de faire revivre cette extase-là. À cet égard, Jean-Michel Albérola, un des artistes de l’expo, l’a sans doute bien résumée : l’expo est talmudique – la réponse à la question qu’elle pose est l’expo elle-même. Elle est sa propre réponse à la question qu’elle pose. Gödelien, vous dis-je.


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