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Les prolétaires nippons à l’assaut du soleil

Publié le 14 mars 2012 par Les Lettres Françaises

Les prolétaires nippons à l’assaut du soleil

Un chef-d’oeuvre du roman prolétarien, tout aussi passionnant que le Bateau-usine de Kobayashi Takiji, publié il y a deux ans.

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Voilà un roman comme on n’en rencontre guère car il procède d’un parti pris d’optimisme délibéré que n’arrive pas à démentir la défaite qui se profile aux dernières pages. Il nous vient du Japon des années 1920, au moment où fut scellée l’alliance entre l’empereur Hirohito (futur criminel de guerre), l’armée et la grande bourgeoisie, donnant au Japon sa pleine puissance impérialiste. Le sujet en est la longue grève d’une grande imprimerie de Tokyo, en réaction à la décision de procéder à des licenciements pour assurer la rentabilité de l’entreprise et, au passage, la débarrasser des éléments révolutionnaires indociles. Sur ce point, la ressemblance avec ce que l’Europe a connu alors – et rencontre de nos jours – n’est pas fortuite et redonne toute son actualité à ce roman écrit en 1929. (Il faut d’ailleurs noter qu’il avait d’abord été publié chez Rieder, puis repris en 1933 par les Éditions sociales internationales, proches du PCF.)

Le Japon de ces années n’est pas tendre pour les pauvres, les insoumis, les révolutionnaires. La police infiltre partout ses mouchards, arrête les grévistes, les malmène, au besoin les torture, sans qu’aucune des forces politiques traditionnelles ne dénonce de telles pratiques. Un des dirigeants patronaux se plaint que ses bons ouvriers, qu’en lui-même il nomme des vers, se soient transformés en serpents et il constate que les serpents sont maintenant partout. En fait, les révolutionnaires qui sont apparus dans le sillage de la révolution d’Octobre sont le danger majeur qu’il faut mettre hors d’état de nuire. Rien n’est donc plus urgent que de les éradiquer, sans lésiner sur les moyens.

Revue culturelle et littéraire les lettres françaises Journiac

Rituel de transmuta, de Journiac

 Mais ces serpents sont des hommes et des femmes à qui l’auteur restitue leur humanité par la représentation extrêmement sensible, jamais schématisée, qu’il en donne. Si l’on en juge par leur façon d’assumer les souffrances énormes qu’ils affrontent tous les jours, les grévistes du Quartier sans soleil sont de loin plus humains que leurs patrons, et en cela sont les vrais porteurs d’avenir. Ils se sont mis en grève par une sorte de réflexe qui traduit un sentiment de classe plus ou moins diffus. Ensuite, ils se sont organisés, et de là est venue une radicalisation des consciences qui exige que chacun soit exemplaire. Le combat est si rude, si cruel, que même les meilleurs doivent lutter contre la venimeuse suspicion que tel ou tel camarade ne tienne pas le coup. C’est comme une écharde dont il faut veiller à ce qu’elle ne s’enfonce pas dans le cœur.

Prolongeant la tradition de la littérature émancipatrice, l’auteur donne toute sa place au rôle des femmes avec quelques très belles figures. Elles font face aux pires difficultés avec un héroïsme peu démonstratif mais essentiel. Cela rend plus insupportable le machisme qu’elles subissent en plus de tout le reste, comme en témoigne la scène de l’affrontement au sein du comité des femmes grévistes pour savoir si on doit exclure une camarade qui se prostitue pour nourrir sa famille. La facture du roman est très moderne pour l’époque et elle le reste. L’auteur ponctue en permanence son récit de multiples informations. Il n’hésite pas à reproduire des articles des journaux, à passer des grévistes aux patrons, de ceux-là aux mouchards et aux « jaunes », faisant ressortir le caractère des protagonistes dans leur vérité profonde et mettant le lecteur en position de juger de ce qui se déroule. Il y a quelque chose de Brecht chez Tokunaga Sunao qui sait rendre divertissant et signifiant le moindre détail du combat de ces hommes qui se libèrent d’une crainte séculaire en se levant contre l’ordre établi.

Le roman se termine sur l’imminence de la défaite mais il a réussi à montrer la naissance d’une victoire, celle à laquelle l’auteur veut croire avec tout le splendide volontarisme dont il est capable. Cette victoire réside en ce que les ouvriers des bas quartiers auront appris pendant leurs longs mois de combat que le soleil peut aussi se lever pour eux. Ils sont devenus les pierres vives dont sera fait l’édifice de l’avenir.

François Eychart

Le Quartier sans soleil, de Tokunaga Sunao. Éditions Yago, 19 euros, 255 pages. Postface d’Évelyne Lesigne-Andoly.


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