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Pierre Schoendoerffer : entretien avec B Chéron

Publié le 23 mars 2012 par Egea

Egéa revient sur Schoendoerffer, à la suite d'un premier billet. Cette fois-ci, ce n'est pas l'homme qui parle, c'est une spécialiste : Bénédicte Chéron a en effet consacré sa thèse à Schoendoerffer et son cinéma. Une lecture entre le soldat, le cinéaste, le romancier, l'aventurier, qui interroge non seulement l'homme, mais aussi ce qu'il reflète : une certaine portion de l'histoire de France. Bénédicte Chéron vient de publier un livre sur la question : un livre passionnant qui dévoile de multiples aspects de l’œuvre de Schoen... Elle répond à nos questions.

Pierre Schoendoerffer : entretien avec B Chéron

1/ Est-ce simplement une biographie ou un essai ? Qu'y recherchiez vous d'abord ?

Le point de départ de ce livre est une analyse historique de l’œuvre cinématographique de Pierre Schoendoerffer. Dans la thèse dont il est issu, il s’agissait de se pencher sur les représentations qu’il crée et lègue à son public, sur une période délicate de notre histoire. Mais par la force des choses, étudier une œuvre, c’est étudier le parcours d’un auteur pour mieux le comprendre. Il y a donc une forte dimension biographique dans cette ouvrage, mais qui prétend moins à l’exhaustivité qu’à apporter un éclairage sur ce qui alimente la mémoire personnelle de Pierre Schoendoerffer. Car c’est bien à partir de cette mémoire qu’il a des événements forts vécus en Indochine comme cameraman des armées et où il puise pour créer son œuvre à partir de La 317e section (le roman, puis le film).

2/ On s'interroge beaucoup sur Pierre Schoendoerffer, incontestablement rempli d'une densité humaine exceptionnelle : est-ce d'abord ça qui le rend intéressant ? l'homme précède-t-il son œuvre ?

Il est sûr qu’il y a dans le parcours de Pierre Schoendoerffer lui-même une dimension éminemment romanesque, avant même qu’il ne devienne cinéaste et écrivain. Adolescent, il rêve à la lecture de Fortune Carrée de Joseph Kessel. Trop jeune pour être résistant, il est renvoyé à la maison familiale par ceux auprès de qui il tente pourtant de s’engager. Fasciné par Tom Morel et la tragédie du plateau des Glières, pupille de la nation, il appartient à une génération pour qui devenir adulte dans la guerre est une chose normale. Attiré par le grand large, il s’embarque à la fin de l’adolescence sur un cargo suédois qui vogue en mer Baltique. Désireux de faire de grandes choses mais persuadé que le mauvais élève qu’il était ne pouvait devenir écrivain, il décide de faire du cinéma, un art encore considéré comme mineur par rapport à la littérature. Bref, il y a chez ce jeune homme, avant même de partir en Indochine, une fibre hors du commun. L’Indochine couronne ce début de parcours par l’expérience tragique de la guerre, par la rencontre des corps morts et blessés, par la perte des amis. Il y devient adulte, accompagné par d’autres jeunes hommes, un peu plus âgés que lui, cameraman ou photographes des armées (Raoul Coutard, Jean Péraud sont ses compagnons de l’époque) et par le modèle des lieutenants et capitaines qui demeurent, à ses yeux, des archétypes de chefs guerriers. L’homme est ensuite indissociable de son œuvre, et tout se noue en Indochine et, finalement, y retourne en permanence.

3/ En préparant cet entretien, je m'interrogeais sur le qualificatif à lui donner : homme, bien sûr, mais ensuite : Soldat ? témoin? cinéaste ? romancier ? historien ? aventurier ? voyageur ?

Tout ces mots pourraient convenir et probablement n’en aurait-il renié aucun, mais Pierre Schoendoerffer est d’abord sans doute un homme du grand large. Grand large au sens géographique du terme mais aussi par l’altitude de ses aspirations personnelles. Sa première inspiration a été cette littérature du grand large, ces auteurs comme Kipling et Kessel, Conrad et Loti qui le faisaient rêver. Il disait par ailleurs être à la fois esclave quand il était documentariste, roi quand il était cinéaste et Dieu quand il était écrivain.

4/ Sur l'histoire, justement, ou plutôt sur son écriture : est-il simplement un "mémorialiste" ? un simple témoin? un "écriveur" d’histoire ? ou, au deuxième degré, un sujet d'histoire, qui doit être appréhendé par la recherche historique comme un signal d'une époque, celle de la décolonisation?

Pierre Schoendoerffer ne prétendait pas faire œuvre d’historien. Il est bien, d’abord, un artiste. Et à ce titre, ses œuvres peuvent être saisies par l’historien comme des signes d’une période, comme des représentations capables d’imprimer une trace sur les mémoires individuelles et sur la mémoire collectives. Cela n’empêche pas que Pierre Schoendoerffer ait d’abord été un témoin direct, comme cameraman des armées. Tout cela d’ailleurs est étroitement lié dans sa création : en créant, il témoigne. Mais il témoigne avec des films et des livres dont la portée est bien différente de celle de simples récits des mémoires d’anciens combattants, qui occupent une autre place. Il parvient à tirer de sa propre expérience, des représentations artistiques qui puisent aux racines de l’imaginaire européen et national, dans l’héroïsme guerrier antique et médiéval.

5/ Schoen aurait-il d'ailleurs existé en dehors de ces guerres de décolonisation ?

Il est toujours difficile de faire de l’histoire-fiction. Une chose est sure : alors que la littérature coloniale de l’entre-deux-guerre a pour cadre « la plus grande France », lui déploie son œuvre dans le contexte de la perte de l’empire et du rétrécissement du territoire français. Cela apporte à ses films et ses livres une dimension tragique supplémentaire. Ses héros ne gagnent jamais, ni dans les faits, ni dans la mémoire nationale. Ce sont des héros défaits, perdus et perdants. Les représentations françaises de l’héroïsme guerrier, à partir du XIX° siècle notamment, ne sont pas avares de ce thème de la défaite ; Pierre Schoendoerffer puise aussi à cette source, mais il puise aussi au-delà, dans un imaginaire européen plus large et plus ancien.

6/ On devine que c'est l'intensité des épreuves traversées qui donne leur densité exceptionnelle aux œuvres de Schoen. Pourtant, la section Anderson est un documentaire : on s'éloigne de l'art pour vouloir atteindre une réalité. La section Anderson est-elle "exceptionnelle" ? Pourquoi un seul documentaire dans son œuvre ?

La Section Anderson est son documentaire le plus connu, car le plus spectaculaire (la guerre américaine du Vietnam) et le plus récompensé (International Emmy Award, Oscar). Il y a quelque chose d’exceptionnel dans ce film car c’est un ancien cameraman de l’armée française en Indochine qui filme des soldats américains au Vietnam. La rencontre est rare, et le résultat saisissant. Pierre Schoendoerffer sait filmer l’homme en guerre. Il a cependant réalisé d’autres documentaires : la suite de La Section Anderson a été tournée aux Etats-Unis en 1988. Pierre Schoendoerffer et son épouse, Patricia, y ont retrouvé les survivant de la section, dont le lieutenant Anderson, premier officier noir sorti de West Point. Diffusé à la télévision française, ce film est émouvant. Enfin, il a réalisé quelques courts et moyens métrages, pour l’armée notamment (Sept jours en mer, La Sentinelle du matin, par exemple), mais qui n’ont pas eu le même écho.

7/ Donc, pour le reste, c'est la fiction qui est le langage de Pierre Schoendoerffer. Pourquoi la fiction rend-elle plus exactement la réalité ? pourquoi sonne-t-elle de façon plus authentique, alors qu'il y a une économie de moyens et d'effets et que Schoen n'est pas un cinéaste démonstratif ou pesant ?

Je ne sais pas si la fiction rend plus exactement la réalité. En revanche, il y a une forme de fiction qui peut faire sentir la réalité mieux que le documentaire. Pierre Schoendoerffer aimait dire qu’il voulait d’abord faire sentir des ambiances, faire sentir la tragédie des destins des hommes en guerre, des peuples en guerre. Sans doute est-ce là que se situe cette impression de réalité, dans cette « sensualité » de la représentation, qui ne passe pas forcément, contrairement à ce que pensent certains réalisateurs, par l’avalanche de moyens matériels et d’effets spéciaux. La 317e Section est à ce titre son film le plus emblématique : le tournage a été fait dans les conditions de la guerre (la mort en moins), en saison de mousson, dans l’ordre du scénario pour que la décomposition physique des personnages soit la plus réelle possible à l’écran. L’équipe technique, dont Raoul Coutard était le leader incontestable comme chef-opérateur, était composée presque exclusivement d’anciens du service ciné-photo de l’armée en Indochine. Les comédiens ont été plongés dans une expérience hors du commun et à l’écran, la force de cette représentation a saisi les spectateurs et les saisit encore.

8/ Pourtant, malgré les évidentes qualités, Schoendoerffer a toujours été mis à l’écart par le milieu cinématographique. On se souvient de ce que Le crabe-tambour n'avait pas reçu de subvention de la commission d'avances sur recettes pour "insuffisance artistique" : est-ce à cause d'une époque culturellement orientée politiquement ? Schoen était-il caricaturé comme néo-colonialiste ? Quand la perception que l'on avait de lui a-t-elle changé ? à quoi tient ce changement ?

Il y a eu des passages à vide dans sa création, pour une part due, peut-être, à un certain ostracisme passager. Pierre Schoendoerffer n’appartenait pas complètement au monde du cinéma, il était ailleurs, avait d’autres familles, d’autres tribus. Il dénotait incontestablement. Cependant, jamais sa mise à l’écart, si tant est qu’elle ait été consciente chez ceux qui en étaient les auteurs et réellement volontaire, n’a jamais été définitive. La question de l’appartenance à un camp politique de Pierre Schoendoerffer ne se règle pas en quelques lignes. Lui-même ne se disait éventuellement de droite que du bout des lèvres, un peu pour clore le débat, sans grande conviction. Il était ailleurs et peu préoccupé par cette question. Son œuvre quant à elle échappe à ce clivage : il y a eu, à chaque sortie de films, des critiques élogieuses à droite et à gauche. La 317e Section a été unanimement salué.

Seul L’Honneur d’un capitaine a déclenché quelques critiques très hostiles, parce que la question de la torture lors de la guerre d’Algérie était à l’époque (1982) neuve au cinéma et forcément très clivante, le film étant en outre plus contestable sur le plan esthétique, ont estimé certains. Pour le reste de son œuvre les rares critiques négatives étaient surtout le fait de jeunes journalistes qui n’avaient pas les repères de la culture classique qui jalonnent les films de Pierre Schoendoerffer. Si clivage il y a eu chez les journalistes, c’était donc d’abord un clivage générationnel.

9/ Vous parlez de la "béance du récit national" à laquelle vous consacrez un long chapitre : nous venons de fêter le cinquantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie : le temps qui a passé rend-il désormais Schoendoerffer non seulement audible, mais nécessaire ?

Je crois que l’œuvre de Schoendoerffer demeure audible de toute façon, au-delà des commémorations et des grandes dates, même s’il faut être réaliste sur la difficulté que peuvent avoir des jeunes générations, habituées aux films à grand spectacle, à fixer leur attention sur une représentation plus lente de l’aventure et de la guerre. Dans le contexte des commémorations du 19 mars, cette œuvre a cependant bien une spécificité : celle de se saisir d’une période dans sa globalité, de 1945 à l’après-décolonisation et donc de montrer le destin d’une génération de militaires dans la continuité des épreuves rencontrés (Seconde Guerre mondiale, Indochine, Algérie), de redonner de la profondeur historique à des événements douloureux.

10/ Et pourtant, malgré toutes les possibilités d'enfermement du cinéma de Schoendoerffer (y compris la tentation actuelle de sanctification posthume), son cinéma réussit à s'échapper de toutes les cases. Parce qu'il a réussit à atteindre l'archétype ? la figure du mythe si nécessaire et dépassant les frontières temporelles ?

Cette question est déjà évoquée plus haut mais effectivement, le héros « schoendoerfferien » est un archétype du guerrier. On y retrouve les codes de l’héroïsme antique, tels que définis par Dumézil, mais aussi des héritages médiévaux : Jacques Le Goff a montré qu’au XII° siècle, le héros commence a être représenté en situation de souffrance physique. Saint Louis en est l’exemple le plus révélateur. Comme ces héros médiévaux, ceux de Schoendoerffer connaissent non seulement la défaite mais aussi la déchéance physique (le lieutenant Torrens, dans La 317e section, avant d’être touché d’une balle, se décompose à cause de la dysenterie). Lorsqu’il montre les corps morts de ses héros, Pierre Schoendoerffer les filme presque comme des gisants de pierre, rendant ainsi leur image pérenne. Il y a bien dans cette œuvre un imaginaire qui touche à l’universel.

11/ Une dernière question : Pierre Schoendoerffer n'est-il pas l'héritier humaniste de Saint-Exupéry ?

Euh... Je préfère ne pas répondre : je n'ai pas assez réfléchi à cette relation (qui m'a cependant déjà été évoquée par d'autres, donc un jour, promis, je m'y mettrai).

Bénédicte Chéron, merci beaucoup de nous avoir accordé cet entretien.

O. Kempf

NB : ces propos n'engagent que moi et aucune des organisations pour lesquelles je travaille.


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