Rémizov: « Comment un homme vivant, souffrant et humilié sur cette terre maudite de Dieu pourrait-il se passer de rêver à une vie plus humaine, différente » ?

Publié le 25 mars 2012 par Donquichotte

« La flûte aux souris »

Alexis Rémizov  (Traduit du russe par : Anne-Marie Tatsis-Botton)

C'est un livre à découvrir, et surtout, un auteur russe méconnu à découvrir. Hanté par l'absurdité du monde, il nous rend ses sentiments avec des mots qu'on ne peut plus oublier par la suite. Le texte est plein d'histoires incongrues, insolites, cocasses, et aussi métaphoriques (on est dans une sorte de fiction douce, drôle, mélancolique, rêvée, nostalgique d’une certaine Russie de son enfance et de sa jeunesse) ; mais pour qui cherche trop la réalité, elles apparaissent folles. Mais de cette réalité qu’il montre, qu’il a entre ses mains, et il faut la lire à haute voix, on en retire un plaisir immense. Oui, j'ai été subjugué. Il ne faut pas manquer de lire aussi La Russie dans la Tourmente.

Dans ce livre, la place de sa femme, Serafina Pavlovna, importante pourtant dans la vie de l’écrivain, tient une place à part dans ce tableau du Paris occupé - principalement au premier chapitre et à celui intitulé « La Flûte aux Souris » -, j’allais écrire modeste ; mais lorsqu’elle est là, elle l’est avec l’amour de Rémizov pour elle, elle l’est avec intelligence et douceur, telle une poésie ; Rémizov la présente toujours avec respect, avec une attention soignée et si proche ; mais aussi avec une grande admiration – un amour intense - pour celle qui lui lit des vers de Pouchkine, de Blok, et d’Eugène Onégine ; elle mourra en 1943 suite à une longue maladie.

Au quatrième de couverture, on lit : « La Flûte aux souris n’est pas un roman. Oeuvre inclassable, composite, elle juxtapose des souvenirs, des portraits, des rêves, des légendes, des réflexions sur la destinée ; c’est aussi un art poétique... Il fut proche des surréalistes, notant ses rêves, hanté par l’absurdité du monde ».

Son écriture ? « Rémizov disait que la forme de récits librement écrits, sur des plans différents lui était plus proche que celle du roman classique ».

« Selon un de ses théoriciens, Boris Eichenbaum, c’est une forme de prose narrative qui s’écarte fondamentalement du discours écrit, et qui fait du conteur en tant que tel un personnage réel. L’importance est la voix, le souffle, l’oralité de celui qui raconte. Comme la poésie, cette prose est faite pour être entendue ».

Le lecteur devient aussi conteur, quand il lit ces textes à haute voix.

Voilà comment je m’explique que j’ai aimé lire ce livre à haute voix, j’entends le lire en détachant comme il faut chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe, comme si j’avais voulu en extirper toute la saveur. Le texte me saisit comme ça, il entre en moi, je suis celui qui raconte, je deviens le lecteur d’un texte vivant, presque l’écrivain. Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive, je devrais dire plutôt que je préfère lire ainsi tout livre, tout récit, qui me semble authentiquement raconté ; et alors le texte m’emporte ; je me laisse faire, et j’éprouve un sentiment de bien-être, de complétude, quand je ressens que l’essentiel est dans le « mot », et que ce mot est le « vrai parler ».

Anne-Marie Tatsis-Botton, sa traductrice, dit de lui qu’il voulait, « imbibé du slavon liturgique... retrouver l’invention, l’expressivité d’une langue libre de tout carcan, non gâtée par l’écrit ».

Pour lui, ajoute-t-elle, « les productions de l’inconscient collectif ou personnel – mythes et rêves – étaient selon lui des instruments beaucoup plus adaptés que le réalisme pour saisir la réalité : car la réalité qu’il vivait était irréelle et absurde ».

Elle ajoute: « une bombe dans un salon de coiffure, les voisins qui disparaissent, les tickets qui se transforment en nourriture, en quoi ces diableries seraient-elles plus étonnantes et invraisemblables que les mouches africaines dévorant une machine à écrire ou un coq adulte sortant d’un œuf laissé au soleil » ?

L’unique patrie de Rémizov a été sa langue maternelle : « je sais, et à présent je peux le dire : en cette vie je fus envoûté par les mots ».

« Toutes les œuvres d’art périssent, voyez : sable du désert et steppe sauvage. Mais le mot... » Devant un manuscrit, Rémizov est envouté, sous le charme – pour lui, un manuscrit est vivant, il le sent, il lui parle : « Les manuscrits, - ces feuilles qui ont conservé la douleur et l’enthousiasme d’un homme – l’insurmontable, l’inoubliable et le frémissement ».

Voilà ! dans ce petit résumé, je crois comprendre pourquoi cet écrivain m’a attrapé depuis ma première lecture : l’écrivain est disparu, mais ses mots restent dans notre terre, dans notre tête, et ils trouvent et trouveront sans doute d’autres lecteurs que moi pour que nos lèvres les prononcent encore et encore.

Rémizov introduit ainsi son livre : « La Flûte aux souris, je dirai que c’est un intermède entre deux tempêtes, une farce dans la tragédie : la guerre, Paris occupé, les alertes, les bombardements... le lieu de notre action, notre immeuble, rue Boileau... les acteurs, ce sont nos voisins et nous... et les jours de la Libération... Cet intermède est constitué de petits tableaux, de courts métrages, de ces paillettes brillantes rejetées à l’intérieur de mon âme par le flot des choses, des mots et des gestes. Je commence par un petit couplet sur moi-même : Moâllakat, et je conclus sur la destinée humaine : c’est aussi la fin de la flûte ».

Moâllakat 

C’est pour moi le plus beau texte de ce livre, - et pourtant La flûte aux souris est cet autre texte qui me chavire - un poème à la vie, celle de sa femme qui l’a quitté au cours de la guerre et lors de leur enfermement, aux bougies, et dans le froid, sous les bombes, dans leur petit appartement de la rue Boileau.

Moâllakat, un mot que l’auteur emprunte : c’est le nom des sept plus anciens textes de la poésie arabe de la période antéislamique, une période choyée pour les amateurs de poésie d’alors ; et ils sont nombreux. Les poètes de cette époque, dit-on, étaient presque tous des guerriers racontant leurs exploits et vantant la noblesse de leurs tribus. Leurs déclamations étaient l’objet de concours, et étaient considérées comme pierres précieuses et d’une grande richesse.

Pourquoi l’auteur choisit-il ce mot ? On a qu’à le lire : sa femme est décédée, et il la revoit, comme dans un rêve éveillé... « Elle vient tard dans la soirée. Elle s’installe sur le divan en face de moi sous la peau argentée du serpent, elle tire de son sac à main une prosphore (pain d’offrande dans l’Église orthodoxe) en fer et, sans me quitter des yeux, la ronge... Elle se détache sur mes constructions kaléidoscopiques comme une vivante tâche noire, et ma lampe verte blanchit mortellement son visage...elle sait tout sur moi, et peut-être même plus que je n’en sais moi-même. Lorsque nos yeux se rencontrent, je ne peux pas distinguer entre moi et elle, tant tout ce qui est nôtre est confondu... Après notre entrevue, mes rêves sont toujours pleins de sang et de sangles, et tout le jour suivant je reste ligoté et rien ne peut me ramener à la lumière... À part moi, personne ne l’a jamais vue. Et c’est rare qu’elle ne soit pas avec moi... Et quand elle ronge sa prosphore de fer, moi je sens que c’est un morceau de mon cœur ».

AMTB nous dit que toute la vie de Rémizov s’était déroulée « sous l’influence de cette femme imposante et impérieuse, paléographe de profession, orthodoxe pratiquante, qu’il admirait éperdument... Sa mort ouvrit devant lui un abîme ».

Rémizov a passé des centaines de nuits d’affilée à faire la garde malade et à veiller sa compagne.

Malgré la guerre, l’âme russe est présente chez ces hommes et femmes exilés dans le Paris sous les bombes. Leurs histoires sont folles.

La période est sombre, mais les Russes, et des voisins, se réunissent, chantent, boivent, dînent,... et discutent de l’âme russe. Vaste sujet, écrit-il. On dit de l’empressement à recevoir le Tsar, souvent lors de processions triomphales (comme celle du 2 mars 1849) qu’il s’agit de « servilité » ; pour Proudhon, celle-ci a ses fondements dans le cœur même du peuple russe ; pour Carlyle, le « talent de la soumission » du peuple russe explique tout. L’un rappelle les fondements du tsarisme avec trois mots : « Orthodoxie, autocratie et esprit national ». Mais comment parler de servilité et d’esprit national ? Les esprits s’embrouillent. Leurs discussions entrent alors en cacophonie ; mais cela n’a pas d’importance ; ils vivent ainsi.

C’est comme tous ces textes (sorte de récits que Rémizov a intitulés : « histoires de fou ») qui composent le deuxième chapitre du livre : – il y a celui de cette « fratricide », la « taiseuse », comme on disait, tarabustée par sa sœur, et qui lui plante le couteau au cœur, son âme rouquine la désertant aussitôt ; -  il y a celle des « diamants asphyxiés » avec l’âme de sa propriétaire – disparus en fait-; - il y a celle de cette femme qui voulu laver son petit chien à l’alcool alors que le gaz était allumé ; « pouf ! » ; - il y a celle de cette femme qui vient de mourir, et pourtant qui revient visiter Rémizov qui se dit, nullement surpris, à défaut de se l’expliquer : « elle en avait fini avec elle-même, mais son cœur ne lâchait pas prise ».

Pour Rémizov, tous les crimes de l’humanité ont été accomplis au nom du « bien » de l’humanité.

Il exècre ce « bien » ; « une seule âme vivante s’en est-elle trouvée mieux » ? Et ajoute-t-il, « je me pose encore une question : comment un homme vivant, souffrant et humilié sur cette terre maudite de Dieu pourrait-il se passer de rêver à une vie plus humaine, différente » ? Mais Rémizov n’a pas la réponse. « Les années prennent leur dû, le temps patient aplanit tout ». Le temps prend son temps dirai-je ; mais à quand ce grand jour où l’homme ordinaire mourra aussi comme l’homme illustre et pourra s’endormir dans le Seigneur ?

Des mots en or, pour moi.

« Le marchand du Cachemire. La terre est remplie de contes sur lui, sur le Cachemire ; ne le quitte pas des yeux, tu vas le voir se métamorphoser : il est panthère, il se change en cheval, puis d’aigle en gerfaut, de brochet en goujon, il est aussi oie pattue, hérisson hérissé, faucon, coq, il s’éparpille en petites billes qui roulent, tu veux l’attraper, mais il s’est déjà échappé sous la forme d’une perle noire ».

L’émir, son ami, qui vit au troisième, murmure ces vers de Muhhamad Ikbal, de Lahore :

« La vallée est très loin, longue est la route, mais on peut accomplir ce chemin séculaire en un souffle, un

(clin d’œil.

Dans ta quête, ne ménage pas ta peine, accroche-toi au

(manteau de l’espérance,

La richesse est là-bas, tu la gagneras, en un clin d’œil,

(au bout de ton chemin ».

C’est toujours de ça dont il s’agit dans ce livre de Rémizov, de mots, de l’amour des mots, pour le mythique, l’étrange, le devin, l’enchantement, le « merveilleux – pour ce qui n’existe pas mais vit dans le désir des hommes – pour les légendes, les contes, la fiction ». Je me laisse bercer par ses histoires étranges et insolites, tout comme il le faisait lui-même, dans son petit appartement, froid, où il gelait été comme hiver, quand il écoutait, lors de rencontres qu’il appelle « persanes », son ami l’Émir, qui habite maintenant au septième, et qui reprend et cite des extraits de ses notes qu’il a écrites sur la vie des Cosaques du Don. Je ne peux rendre la « qualité littéraire » des textes de Rémizov, ni non plus le « merveilleux insolite » de ses contes (et ils le sont à un degré presqu’indicible ; oui, je n’ai pas les mots), mais je me laisse emporter par le flot des mots qui ruissellent, qui coulent, comme des cascades merveilleuses. On est de « mots en mots », de « monts en monts », de « parcours en parcours » dans l’onde de choc. Car c’est bien de cela dont il s’agit. On lit, on croit voir, on regarde, on entend les sons qui vibrent de ses mots, on écoute, on ne voudrait pas que cela s’achève. Et l’on passe au chapitre suivant.

La flûte aux souris

Ce n’est pas qu’un chapitre, c’est tout le livre, je veux dire, c’est l’âme de ce livre ; ce texte envoute, une fois la surprise passée. Je l’ai relu plus d’une fois. Cela tient-il à la magie des mots, ou encore à celle des histoires et rêves racontés, ou encore à cette petite magie des souris qui vivent avec Rémizov et qui trame le texte ? Sans doute il y a un peu de tout cela ; mais davantage que ce que ma plume peut en dire ; il me faudrait autant de pages (75) que l’auteur en a utilisées pour me raconter ces épisodes de vie, vécues sous les bombes, dans des appartements froids, dont les murs glacés laissent aussi percer les voix d’à côté, les bruits insolites de la maison et de la rue, ceux des appartements et des paliers qui jouxtent le sien : - les « pets du monsieur d’à côté », que l’on vit si fortement que plusieurs courent aux abris, tellement on dirait des bombes qui éclatent tout près ; - les bruits des voix des voisins hongrois, « quelle glotte de bœuf et quels poumons de cheval ! » qui étaient pourtant jeunes, et que deux, et si simples, et si doux, qui vous saluaient au matin, comme si leurs bruits de la nuit n’avaient pas existé ; - et la musique du téléphone de cette dame, « pas humaine, mais oiselle avec téléphone », elle ne montait pas l’escalier, on aurait dit qu’elle le survolait, volatile (« pas volatile-évaporée : volatile oiseau »).

En guise d’incipit du chapitre, en abrégé : « Nous avons trois souris. La plus âgée, la plus grosse, loge dans la pièce au coucou... la souris moyenne vit dans la pièce de Séfarina Pavlovna, elle est grise... la troisième, la plus jeune, s’est établie dans la cuisine ». Sérafina a peur de la sienne; mais, écrit Rémizov, « cette souris n’a aucune intention de lui faire du mal, sa nourriture à elle, c’est ma couverture de laine tricotée, rouge airelle sur fond de verdure, je l’appelle mon airelle : la nuit, durant mon sommeil entrecoupé et lourd comme une pierre, elle s’installe sur moi et travaille de la dent ».

Voilà, le chapitre est lancé.

Il y a tellement d’histoires folles dans ce petit chapitre de 75 pages ; on a l’impression que le monde entier – fous, rigolos, et bien pensants, poètes et philosophes, et tant de personnages animaux-hommes - est présent dans ce petit microcosme : des effacés, des falots, des impondérables, une volatile-oiseau, des chiens qui ouvrent tout grand leur tuyau d’arrosage « chaud et mousseux », une souris qui aide Rémizov à la cuisine (elle lèche ce que Rémizov n’a pas bien lavé – la vaisselle – il l’appelle la « Lécheuse ») ; un dératiseur également, mais qui pose du poison d’ « avant guerre » sur des bouts de pain secs tartinés (cela n’a aucun effet ; ils est passé dû) ; une souris qui écoute Rémizov quand il lui dit « ne mange pas ça, ne le mange pas » ; un mathématicien et grand musicien qui « enviolonait » tout l’appartement. C’est ainsi que l’on vit, là : de l’appartement voisin, après les cris des Hongrois, les chiens pisseux, la volatile-oiseau, le mathématicien-violoneux, vint la « vieille bonne d’enfant qui s’escrimait sur un violon vivant » et qui essaie de convaincre Rémizov, « sa gueule en cul de poule », qu’il fait du bruit en marchant la nuit : « boum boum boum ».

Rémizov comprend à ce moment que les « soucis, c’est ce qui permet à l’homme de tenir malgré tout ». Et le voilà, notre Rémizov, qui s’épanche presque vindicativement ; pour dire le vrai, il se vide le cœur, parfois, il n’en peut plus : « Ceux qui ne comprendront jamais ce qu’est un esprit joyeux, c’est cette engeance de sclérosés, de vieux croutons, de squelettes, les renfrognés, les sans sourire – tous ceux-là sont les vrais malheureux, les vrais déshérités ici, sur la terre où poussent les fleurs, où poussent aussi les mots et où s’illumine le sourire de l’homme. Ils sont méfiants, inquiets : évidemment, ils prennent tout au sérieux. C’est d’eux dont j’ai le plus pitié, comme j’ai pitié des mendiants, des bêtes que l’on fait souffrir, d’une branche cassée, de l’herbe piétinée, d’une étoile qui tombe du ciel. Je vois ces visages froids, et à mon sourire ils répondent par le mépris. Je les reconnais même dans les livres : dans cette littérature sèche et sans vie où tout est au cordeau, au pas, logique, ah, si l’un d’entre eux pouvait se casser la figure, une fois dans sa vie ! – cœurs pétrifiés et mots pétrifiés. Malheur à vous scribes et pharisiens hypocrites ! Ces mots venus du fond des siècles résonnent à mes oreilles quand je vous regarde depuis ma solitude ».

Rémizov n’est pas que le scribe de « l’esprit joyeux », il montre qu’il y a autre chose dont vit l’homme sur terre, et ce sont les « enchantements » de certaines personnes : - qui, la boulangère « cou mince », qui s’épanouit dans le système des tickets de pain ; - qui, la crémière moustachue, « toujours tout en blanc (pour le contraste) » ; - qui, les Italiens qui s’enchantent quand « ils bougent, ils parlent, ils vivent » ; - qui, Mme Morvan – on aurait dit une cantatrice - qui ne parlait qu’en chuchotant, et dont les enchantements se font par derrière, comme « disait en toute innocence une docte slaviste du cru. Voilà où se cachaient ses charmes, qui l’eut cru » ?

C’est le ton que l’on aime, de toutes ces historiettes qui meublent le récit - tout cela est écrit d’un souffle sans fin de paroles, de songes et de rêves qui se brisent et se croisent – ce sont aussi les extravagances et les étrangetés du récit qui nous retiennent à la lecture. On n’en finit plus de voir apparaître de nouveaux personnages aux noms toujours si divers, aux surnoms surtout qui imagent le texte et dont Rémizov les affuble – le Petit Canard qui se gorge d’olives et chante Les Yeux Noirs dans la cuisine réfrigérante de l’auteur, - Bulle, qui se marie et qui voit disparaître ses enchantements, ceux de l’amour ; - le Feuillard qui aimerait rencontrer Lifar et lui soumettre (à son approbation comme artiste) ses tableaux ; - l’ « ajann » de police, si prévenant ; - peau de mouton qui va chez le médecin parce qu’une puce lui a sauté dans l’oreille et y a pondu ses œufs...

Mais que font tous ces gens tous les soirs ? que fait Rémizov tout ce temps avec eux ? Il lit des textes, ils lisent des textes, ils chantent, ils se racontent, ils s ‘énervent, ils poétisent. Rémizov note toujours ses rêves, quand le froid et les soucis cessent ; sa compagne savait qu’il « écrivait sur les diables, c’est ce qu’on répète invariablement depuis bientôt un demi-siècle dès qu’on entend mon nom » ; sinon, il laisse sa cuisine aux bons soins de sa souris et il va dans la chambre de Sérafina Pavlovna – il y  fait plus chaud, elle a un radiateur, elle est malade – pour des lectures. Chaque soir un livre pour Rémizov: c’est Dostoïevski ou Tolstoï, des vers aussi d’Apollon Grigiriev ; et Serafina y va de vers : Pouchkine et Blok. Et parfois les voisins viennent à ces lectures, Anna Nikolaïevna, la « Bienheureuse », la Mère-Chats », l’appelait-on, Ivan Pavlytch qui s’assied toujours sur le sceau hygiénique (je mets toujours le couvercle).

« Deux guitares ont gémi

Leurs notes plaintives,

Air connu depuis toujours,

Est-ce toi ami ? »

Rémizov note que parfois il endort son auditoire ; d’autres fois, comme quand il récite Le Cœur et la Pensée, de Weldman, qui commence ainsi : « Entre temps - tandis que le cœur, remis en liberté, se jetait de maison en maison, de place en place, de gouffre en gouffre et ne trouvait pas d’asile sûr – dans une petite ville d’outre Dniepr se passaient des événements importants », tout le monde est content, et la conversation tombe sur les incantations et les charmes. Et voilà : à l’art – mots et terre sont indissociable pour Rémizov qui vit par la langue russe – succèdent les histoires de magie et d’ensorcellement. Et là-dessus, Rémizov n’est pas en reste. C’est lui qui suggère à Feuillard, qui a bien besoin d’envoûter Lifar, d’avoir recours à la sorcellerie. Et chacun y va de ses propositions ; chacun attrape au vol le dernier mot de l’autre – j’ai cette impression que les textes de Rémizov sont écrits de cette manière ; il attrape au vol le dernier mot de son récit, et le texte se remet en marche, c’est d’une simplicité toute naturelle, et cela porte le souffle de ma lecture toujours plus avant – et pousse exagérément encore plus loin les propositions d’envoûtement.

À ce moment des conversations, Rémizov cite un extrait de « L’Éternel Mari », de Dostoïevski, sans reprendre son souffle : « Et il se rappela toujours par la suite, dans ses rêves ou en plein jour, ce-regard-souffrant-de-l’enfant-torturée-en-proie-à-une-peur-panique-et-qui-le-regardait-comme-son-dernier-espoir ».

Puis, il propose au Feuillard : « J’ai des tas de choses, des cailloux – (la pierre entend), des brindilles – (les arbres voient), j’ai des arêtes de poisson – (force des os). Il aurait fallu un coccyx de grenouille, mais je n’ai que des plumes de calmars (je m’en servais dans mes constructions pour « Icare »), le calmar pourra remplacer la grenouille. Et le feuillard, en chuchotant l’incantation, fourrerait tous ces os, arêtes, brindilles, cailloux et plumes dans la poche de Leonid (le gardien de Lifar) en s’arrangeant pour le heurter du coude ou du pied, sans le faire exprès ». Ça a marché, ça a pris du temps, mais ça a marché, et Léonid permit que Feuillard accède à Lifar sans obstacle ; et Feuillard devint « rayonnante comme le printemps ».

Puis vint à nouveau le dératiseur avec, cette fois-là, une « flûte magique ».

Les souris n’avaient qu’à bien se tenir. L’effet fut sans rémission. Mais Rémizov avait bien prévenu sa souris, sa « Lécheuse », il en avait besoin encore. Il lui avait ordonné de ne pas écouter la flûte, et lui avait dit : « Dans cette flûte, il y a beaucoup de promesses, c’est cela qui attire. Mais la réalité, c’est autre chose. Ça ne sera pas les travaux forcés, les savants n’ont pas encore électrifié les souris, ils n’ont pas encore capté l’infatigable énergie grignoteuse pour en faire une force de travail, ça sera... la décharge ». Quand l’appel de la flûte vint, sa souris se fit toute petite, quand « les petites queues gris fumée, de petites queues condamnées » - elles étaient des millions -, quittèrent l’immeuble, jusqu’à la dernière, descendant les marches, sortant dans la rue... qui les conduisit jusqu’à la décharge. Même quelques résistantes, qui souhaitaient imiter la souris de Rémizov – elle s’était confiée à elles - n’ont pu gagner le soutien de leur humain-hôte, l’homme lui-même étant étourdi et envoûté par le mirlontonnement de la flûte enchantée.

Cet événement coïncida avec ce qui fut leur dernière soirée. Autre coïncidence : ce fut ce fameux soir du bombardement destructeur du 3 juin 1940, rue Boileau.

Ce soir-là, chacun raconta ses rêves – le texte de Rémizov envoûte encore avec des historiettes qui n’ont ni queue ni tête, – et Serafina Pavlovna récita des vers d’Eugène Onégine ; ce fut son dernier printemps à elle. Ce fut aussi le dernier pour la souris de Rémizov, La lécheuse.

Le texte de Rémizov nous laisse en attente – on est suspendu, on se demande sérieusement si cette dernière soirée, si ce dernier printemps, sont ceux de sa Serafina Pavlovna, ou ceux de sa souris. C’est le lendemain que vint les voir un agent du gouvernement français – qui dit au couple qu’il a été dénoncé ; de quoi ? on ne sait pas, il parle de l’état anti-sanitaire de leur appartement (la souris ?) - ; mais Rémizov a déjà  deviné : il s’agit en fait d’un faux agent, il s’agit d’un chat déguisé en agent, qui s’assied à la table, accuse et questionne ; et lorsqu’il quitte l’appartement, - il n’avait pas vu la souricette, il la sentait – la souris est toujours là, sous la table, en boule, blottie, mais elle ne bouge plus. « Du talon, le chat l’avait écrasée ».

Glanures : une moisson de bons mots, d’idées d’écritures, de philosophie de la vie

« La nature du rêve est la pensée. Et tout ce qui arrive en rêve n’arrive qu’en pensée ». Rémizov a veillé sa femme, malade, pendant plusieurs années ; il manquait de sommeil, et piquait souvent du nez... « et la réalité passait au rêve sans que je m’en aperçoive ».

« Et j’ai pensé : c’est la même chose pour les mots, y a-t-il vraiment une règle d’ordre et de composition, n’est-ce pas sans importance du moment qu’on exprime une pensée – que l’on brasse ce qui se mélange mal, les amandes et le fromage blanc » ?

Rémizov dessinait aussi et illustrait ses albums manuscrits: « Je traçais des embrouillaminis de toiles d’araignées émanant de choses encartilaginées, de figure inanimées et de gueules figées ». Et il essaie de les vendre, ses amis aussi essaient de les vendre pour lui ; mais personne ne veut les éditer. Il comprend cela ainsi : « Si je dessine, et si on n’édite pas mes livres, c’est parce que chez moi le mot est indissociable de la voix, et, si l’on enlève ma voix, le mot s’éteint ; il ne faut pas lire ce que j’écris, il faut m’entendre le lire ». Rémizov, avec ses amis, a beaucoup lu ses textes, et beaucoup d’autres d’ailleurs. Pendant l’occupation, ses soirées, avec Sérafina Pavlovna, et avec des amis, étaient des soirées de lecture.

Un jour, sa Gouverneuse, mafflue, petite, lui dit : « Maintenant, les seules relations que les gens ont entre eux, c’est pour en tirer quelque chose ». Et il lui répondit : « Ça a toujours été ainsi ». Et ajoute-t-il plus loin : « Si l’on vous maltraite, personne ne s’interposera, je vous l’assure : vos amis vous exprimeront leur compassion et ce sera tout ». Rémizov tire ces conclusions pessimistes de sa vie, ou disons, de sa vie littéraire. Il avait le don de se sentir rejeté, de se voir non défendu par la presse, et plutôt éreinté par celle-ci.

De cette période, « Maintenant, quand je m’en souviens, je me tourne vers cet abîme sans fond, vide et sans réponse, déchirure claire dans l’épaisseur de la nuit noire, vers l’énigme non élucidé de toute la vie universelle, de toutes les vies, et de mon destin. Si cela m’avait été donné – non par faiblesse, mais de tout mon cœur intranquille et avide de liberté -, je n’aurais répondu que par des larmes, un flot, une averse de ces larmes versées par l’homme sur la terre au cours des siècles ».

Souvent Rémizov invoque le lecteur : « C’est sans importance, non ? je ne sais pas, peut-être a-t-il raison, comment être sûr de ce qu’on fait » ?

« Je dis que la compassion est plus violente que le sentiment, et que le témoin de la souffrance humaine souffre plus que le souffrant, car il est incapable de l’aider, ce n’est pas moi qui le dit, c’est Sophocle ! »

« Moi, je ne peux pas vivre sans mensonge. Laissant aller mon imagination, je me trompe moi-même et je suis tout content de tromper les autres. Les gens sérieux, sobres, les gens ennuyeux me jugent sévèrement : il raconte n’importe quoi ».

Je me dis souvent, quand je lis Rémizov, qu’il me raconte n’importe quoi. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui-même.

Mais j’aime bien quand il redevient sérieux, je veux dire, à sa tâche d’écrire, ainsi, quand il écrit, et là, je suis toute ouïe : « Vous lisez les livres avec les yeux, pour vous distraire, mais essayez un mot après l’autre, et vous ferez bien d’autres découvertes : de quoi les gens se servent, sur quoi ils se basent ».

IL s’explique : « Il y a deux grammaires : la grammaire scolaire et la grammaire non écrite, naturelle, celle du skaz[1], du discours oral qui s’élabore de façon non productive... comment faire de l’éloquence dans le concret – de la belle littérature ? Ce n’est sûrement pas dans les Belles Lettres qu’on trouvera le skaz. Le skaz, c’est comme une eau vive.... La phrase livresque, figée dans ses formes livresques, il faut la secouer et l’articuler en la disant, et cette même phrase se mettra à résonner, vivante et expressive. Il faut réapprendre la grammaire. Ces réflexions grammaticales – qui m’impliquent, car je suis moi-même piégé par l’école, - j’essaie de m’en libérer, tel Pilniak-Vogau qui se rééduquait opiniâtrement et secouait ses phrases ».

Je ne sais rien du Russe, de la langue russe ; mais je me rappelle un fait qui avait beaucoup marqué mon esprit à l’époque. Je visionnais un documentaire qui montrait une femme russe, âgée, d’origine française, vivant en Russie, une Russie pauvre, et qui avait épousé un Russe alors qu’elle vivait encore en France, - c’était à la fin de la guerre, en 1945. Et ce Russe - fils d’un Russe qui avait fui la Révolution bolchevique -, étourdi par la propagande communiste de l’époque (Staline était le grand héro de cette guerre qui s’achevait) avait décidé qu’ils devraient aller vivre en Russie, sa chère mère-patrie qu’il n’avait jamais connue mais qu’il voulait retrouver. Une fois en Russie, cette femme avait vite été abandonnée par son homme Russe, son passeport confisqué par l’ambassade française – on se demande pourquoi – et elle n’avait jamais pu revenir en France. Au moment de ce film, - elle vit en Russie depuis près de cinquante ans - réalisé grâce  à une intervention de femmes françaises de son village d’origine, (elles l’avaient retracée grâce à un autre documentaire sur la Russie) – la femme devait avoir 73 ans. Elle parlait encore un bon français, - c’est quand même étonnant - mais évidemment, elle parlait le Russe et était beaucoup plus à l’aise dans cette nouvelle langue apprise au cours des ans. Et c’est là où je place mon anecdote. À une question des Françaises, elle voulut répondre, mais elle hésita ; quelque chose se passa, elle hésita pendant quelques secondes, on voyait qu’elle réfléchissait à sa réponse, puis, simplement elle leur dit : « si je pouvais vous le dire en russe... la langue russe le rendrait beaucoup mieux que ne peut le faire le français ». Telle est la force des mots pour rendre une idée peu importe la grammaire, peu importe les situations ; il faut, je crois, prendre les mots un à un, les entendre, sinon, les lire, les voir presque, et ils donneront ce qu’ils ont à donner. Et certaine langue – il peut y avoir un élément contingent - peut sans doute le faire mieux qu’une autre langue.

Du métier d’écrivain, Rémizov dit : « Nous voulons tous écrire le plus expressivement et le plus intelligemment possible. Mais être attentif au mot, à sa sonorité, s’assurer que l’on voit (et qu’on ne répète pas, sans voir, des formules toutes faites), cet art des mots ne nous est pas familier. Nous marchons aux ainsi et aux parce que : pour nous, c’est le sens qui vient en premier ; mais comment c’est écrit, comment pourrait-on le faire sonner autrement sans porter tort au sens, on ne se pose pas la question ». Oui, tout est dans l’art du mot... « La tempête de neige est bien décrite chez Chmeliov (son copain) ; chut, je l’entends : c’est sa voix sauvage et libre mêlée de musique tsigane, c’est la lampe à huile qui cligne devant les icônes inquiétantes, menaçantes ».

Mon texte, et mon propos – pas toujours très à propos - sont un peu écartelés ; mais je garde de ce livre un souvenir si important : celui d’une sorte d’autobiographie inventée et pourtant la plus réaliste des histoires de vie que j’ai pu lire.

Je termine avec cette pensée de Rémizov pour Tchekhov : « La tristesse automnale des récits tchekhoviens, ce cœur qui n’était ni froid ni indifférent, ce tremblement de l’homme qui eu la révélation que la liberté existe mais que les chemins qui y mènent sont cachés, j’en garde un souvenir ineffaçable ».



[1] Le skaz est cette forme de prose écrite qui, dans son vocabulaire, sa syntaxe, son choix de rythmes du discours, dénote une orientation vers le discours oral du narrateur (B. Eikhenbaum)