Et puis ceci, toujours d’Antonio Tabucchi, dans « Une mallepleine de gens » (Ed Christian Bourgois), pour qui, convaincu comme d’autresque la vie ne suffit pas, voudraitaujourd’hui, simple folie, approcher l’œuvre de Fernando Pessoa :
Mais la folie, apparemment, circule aussi dans son œuvre. Elle netient pas tant à ces immersions dans l'ésotérisme, à l'hermétisme qui danscertains poèmes orthonymes frise la nécromancie, mais concerne plutôtl'échafaudage d'une œuvre qui repose sur des personnages dotés d'une grandeautonomie, très différents les uns des autres, au point de s'opposer parfoisvivement. On ne peut que souligner le soin méticuleux et maniaque avec lequelil leur est donné vie, chacun étant pourvu d'un état civil, d'une singularitésomatique, d'un tempérament, de tics et de préférences. Si tout cela peutsembler un signe de folie, on se convainc bientôt qu'aucun problème ne setrouve par là résolu - ce que notait déjà Eduardo Lourenço à propos du génie.Dans ses réalisations, l'hétéronymie fonctionne d'ailleurs à la perfection;autrement dit, si le mécanisme qui provoque la dissociation peut nous laisserperplexes, force est de constater que chaque personnage s'avère par la suite unpoète véritable, indépendant et parfait. La folie est donc extérieure à l'œuvre- qui intérieurement apparaît guérie et soumise à la rationalité. Dès lors,notre propos doit se déplacer sur le plan de la fiction qui préside au faitlittéraire. Dans la création de personnages inexistants qui est le propre de lalittérature, dans cette étrange partie de tennis où la balle est lancée par leseul auteur tandis que le personnage se tient de l'autre côté du filet et n'ad'autre fonction que d'être là pour que lui soient lancées les balles, Pessoa aaccepté de jouer jusqu'au bout. Avec lui, la partie s'est déroulée dans lesdeux sens: à un moment donné celui, ou plutôt ceux qui se trouvaient de l'autrecôté du filet ont répondu. Et Pessoa, loyalement, a joué. Il n'y a aucun casclinique à découvrir dans l'hétéronymie de Pessoa, rien qu'une « simple folie»- mais la littérature n'est probablement que « simple folie ». Pour expliquerPessoa, et peut-être aussi pour neutraliser son inquiétude contagieuse, on aparlé de troubles et de traumas, de carence affective, de complexe d'Œdipe,d'homosexualité refoulée. Il est possible que tous ces arguments soient fondés- ou infondés: mais là n'est pas le problème et ce n'est pas cela qui compte.Ce qui compte, nous dit Pessoa, c'est que « la littérature, comme l'art toutentier, est la preuve que la vie ne suffit pas ».