Drogue et Toxicomanie
Les clients d’une piquerie
Pierre a longtemps été accro à l’héroïne. En plus de consommer, il a travaillé dans une piquerie à vendre pour la mafia cette drogue qui détruit la vie de ceux qui se l’injectent. De par son expérience, il a des suggestions à proposer quant à l’ouverture des sites supervisés pour héroïnomanes.
Dominic Desmarais Dossiers Drogue, Site d’injections supervisées
Au tournant des années 1980, Pierre, grand consommateur de drogues dures, se fait offrir par un ami un boulot dans une piquerie. Pour le compte de la mafia, Pierre fait la navette entre 5 appartements dans le quartier St-Michel pour accueillir des accros comme lui. Le concept est économique: un loyer et deux employés à payer. Le vendeur, affairé à couper l’héroïne dans les toilettes, et le portier qui vérifie les entrées et les sorties des clients.
C’est simple. Si on ne connaissait pas la personne qui venait, elle n’entrait pas.» Armé d’un fusil au canon scié, le portier assure la sécurité. «Dans les piqueries, il y avait souvent des gens qui venaient pour voler la came. Et parfois, les junkies, quand ils ne peuvent avoir leur dose, deviennent agressifs. Il fallait utiliser l’arme pour leur faire peur, les faire déguerpir.
À l’intérieur de l’appartement, c’est la jungle. Les clients se succèdent. Ils s’assoient sur le plancher pour se piquer.
On pouvait garder entre 10 à 14 clients en même temps. Ça changeait aux 20 minutes. Une bonne journée, on avait 60 clients. On faisait 10 000$ par jour. On donnait tout l’argent au boss et on recevait notre paie. Je faisais presque 1000$ en 5 jours. Je faisais de l’argent mais je n’en avais pas, j’achetais de l’héro. La dope, c’est payant seulement si tu n’en consommes pas.
Pierre doit s’occuper des junkies qui s’incrustent. Un boulot qu’il n’apprécie pas.
On donnait 20 minutes aux clients avant de leur dire de quitter l’appartement. On les réveillait. Avec certains, trop gelés, c’était difficile. Parfois, on en sortait pour les mettre dans une ruelle. Mais les bons clients, on les gardait plus longtemps. Comme on avait de grands apparts, ils pouvaient aller dans une chambre. Même moi, je dormais là des fois. Mais l’endroit était dégueulasse. Personne n’y faisait le ménage, il y avait du sang un peu partout. Je n’osais pas y toucher. Des fois, on faisait nettoyer la place par des clients qui n’avaient pas d’argent. Ça faisait leur affaire et la nôtre aussi!
Économie parallèle
Un client sans argent n’était pas rare. Pierre développait un business parallèle avec les objets offerts contre une dose.
C’était aussi un marché noir. Les clients arrivaient avec des télés, des manteaux de cuir, des bijoux. Des objets de 300 à 400$ que j’achetais pour 20$, le prix d’une dose. Quand un client venait avec des jouets d’enfants, je refusais. Je me sentais trop mal. Mais d’autres acceptaient.
Pierre voyait défiler des gens de toutes les classes sociales. Des danseuses, des hommes d’affaires, des avocats, qui envoyaient quelqu’un chercher la drogue.
Certains, qui venaient pour la première fois, semblaient avoir une belle situation. Ils avaient de l’argent et venaient une ou deux fois par semaine. Puis trois, puis quatre, pour finalement venir tous les jours. Ils étaient pris au piège et comptaient sur moi pour les soulager de leur douleur. Ils me voyaient comme un docteur qui allait les guérir. Ils paraissaient bien, avec de beaux vêtements, de belles voitures, de belles conjointes. Après 2 mois, ils n’avaient plus rien. Ils étaient à la rue. Je regardais ça et je me disais: il faut que j’arrête, je ne peux pas être responsable de ces zombies. On me suppliait de donner de la drogue. On s’accrochait à mes jambes. Le manque en faisait pleurer. Tu as beau cacher tes émotions, être défoncé, ça te touche.
Pierre aussi consomme au travail. C’est la raison pour laquelle il a accepté ce boulot.
Je me gelais tellement que je ne vivais pas ce que je voyais. J’étais absent. Je voyais des gens tout maigres, tout croches, qui se décomposaient alors qu’au début ils étaient pleins de force. On me proposait du sexe contre une dose mais j’étais incapable de le faire avec des femmes comme ça. J’ai vu tellement de gens malhonnêtes. Des couples se piquaient devant moi. J’ai été marqué quand j’ai vu un client venir avec sa femme et leur fils de 6 ans. Ils se sont piqués devant lui. Je me sentais tellement mal que je ne voulais plus qu’ils viennent à la piquerie s’injecter. Je leur vendais mais il fallait qu’ils aillent se piquer ailleurs.
Un vendeur avec une conscience?
Il y a bien des choses que j’ai oubliées. D’autres que je ne veux pas dire. Je me sens trop mal, c’est trop dégueulasse. À travers toutes mes expériences, j’ai fait souffrir énormément de gens. Quand quelqu’un faisait une overdose, la plupart des autres s’en foutaient. Ils le laissaient crever. Dans la piquerie, il fallait les sortir et les mettre dans la ruelle pour éviter que la police ne débarque à l’appartement. C’est très criminel, comme endroit. Je vendais beaucoup, je travaillais pour des gens importants. Mais c’était juste une affaire d’argent, pour eux. Ils s’en foutaient que je crève.
Injection supervisée
Pierre a cessé de consommer au début des années 1990. Depuis, il s’est beaucoup intéressé à la condition des gens qui, comme lui, ont vécu l’enfer des drogues dures.
Un héroïnomane vit plus le jour que la nuit. Quand il se réveille, la première chose qu’il fait, ce n’est pas aller aux toilettes, prendre sa douche ou déjeuner, il prend plutôt sa seringue et se pique. Après, il peut aller travailler. Certains en prennent une fois par jour, d’autres ça peut être deux. C’est comme ça qu’arrivent les overdoses. Ils essaient d’en faire plus que ce que leur système peut supporter.
Autre problème qui peut mener à une overdose: la nouvelle drogue qui sort sur le marché. Quand Pierre mettait la main sur une nouvelle sorte qu’il ne connaissait pas, il coupait ses doses de moitié pour l’essayer.
Au milieu des années 1990 est arrivé de Vancouver le China White. C’était beaucoup plus fort que ce qui existait. En une semaine, il y a eu environ 30 overdoses.
Pierre est ouvert à l’idée des sites supervisés. Il a lu ce qui s’est écrit à ce sujet.
Au Portugal et en Espagne, ça marche fort, les sites supervisés. L’Espagne est le pays en Europe où il y a le plus d’héroïnomanes. On a été obligé d’ouvrir ces sites parce qu’on trouvait des seringues par-tout dans les villes. Dans ces sites, il y a de petites chambres munies de caméras pour surveiller si les gens font une overdose. C’est une bonne manière de garder le monde en santé, le virus du sida se propage moins, il y a moins de seringues dans la rue. Et comme ils sont dans un centre spécialisé plutôt que dans une ruelle, il n’y a pas d’enfants qui pourraient les voir.
Dans un site supervisé, l’héroïnomane est en présence d’anciens toxicomanes, de médecins, d’infirmiers et de travailleurs sociaux. Ce qui permet au junkie de rencontrer un personnel outillé pour lui venir en aide.
En même temps, ça permettrait de trouver d’autres solutions ou remèdes. Aujourd’hui, tout ce qu’il y a, c’est la méthadone. Ça constipe, ça touche le foie, ça endort. J’ai connu du monde qui, après avoir bu leur jus (méthadone), ont pris leur voiture et sont morts dans un accident car ils se sont endormis au volant. C’est dans la 1ère demi-heure que c’est dangereux.
Dans un site, au contraire d’une piquerie, les gens pourraient rester plus longtemps et obtenir des conseils.
Il serait possible d’aider les couples parce que plusieurs le font ensemble. Les employés du site pourraient leur dire comment aider l’autre si l’un fait une overdose. Avoir un savoir de plus que celui de se piquer, ça ne peut pas faire de mal. Ça éviterait des overdoses.
Se shooter à l’eau sale
Fournir des seringues stérilisées aux héroïnomanes est une solution qui va de soi, pour Pierre.
Quand tu es dopé, tu t’en fous d’attraper le sida, de mourir. Tu n’y penses pas. Quand tu es junkie, tu es tellement gelé que, si tu as besoin d’eau pour te shooter et que tout ce que tu trouves c’est de l’eau de la toilette ou même l’eau sale d’une flaque dans la rue, tu la prends. Moi, je faisais attention de ne pas prêter ma seringue à ceux que je ne connaissais pas. Utiliser la seringue d’un autre, c’est la meilleure façon de contracter le sida.
L’ancien héroïnomane espère qu’avec un site dédié aux junkies le suivi sera meilleur et que les médecins seront plus humains.
Ce que je vois, c’est de la signature de paperasse. Ça ressemble plus à des numéros qu’on accole à des êtres humains. J’aimerais voir une relation autre que juste un médecin et une carte soleil. Qu’ils posent des questions. Ils sont rares ceux qui vont au-delà. Moi, ça fait 20 ans que j’ai le même médecin. J’ai pu établir une très bonne relation.
Pierre sait bien que le sort des junkies laisse une grande partie de la population indifférente. Pourtant, il est la preuve vivante qu’il est possible de passer de zombie à un être de lumière.
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