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Richard Canal, une SF sans dieu ni maître (4)

Par Zebrain

jl3908-1994.jpgAujourd’hui (mais est-ce vraiment si récent ?) on dirait que la manipulation a pris la relève de l’anéantissement dans le tronc thématique central, et que l’écriture relaie efficacement ce glissement (12). Les paradis piégés avancent clairement sur le territoire de la réalité virtuelle, du monde impalpable, mais surtout de l’univers qui est la création d’un autre : un piège qui vous manipule et qu’il convient de faire éclater, ce dont le héros ne se prive nullement. Mais, déjà, dans Le cimetière des papillons, malgré la rémanence du principe d’entropie dont ce roman est une parfaite illustration, cinq joueurs s'affrontent en gauchissant le sort du monde. A l'abri de leurs bunkers de jade, ils ne se matérialisent que dans un espace virtuel, le Domaine. Pour eux, les habitants de Shamäyor sont des pions. Mais le niveau des manipulateurs n'est pas le plan ultime, et une autre entité - le Jeu lui-même, peut-être - tire les cartes des cinq joueurs. En jouant des différents niveaux de réalité et donc des entrelacs de causalité (qui tire les fils de qui...), Canal dresse un roman qui est peut-être son œuvre la plus allégorique, avec un recours aux images fortes qui ne néglige aucun effet. Il y a parfois chez le lecteur comme une réminiscence de Brussolo, dans certaines pages : Canal ne parle-t-il pas clairement de “puzzle de chair” (13) ?

L'allégorie et le symbolisme comportent leurs dangers : lorsqu’on en joue, on est amené à manipuler des représentations parfois légèrement trop évidentes. Ah ! Cet enfant au ventre ballonné par la famine (l'Afrique, toujours), à la fois noir et blanc, qui stoppe l'entropie en devenant Source... Cet enfant qui “devenait un puzzle vivant” (sic). Canal, fasciné par les cultures et les forces vitales d’une Afrique qu’il voudrait, on le sent, plus agissante et plus responsable, a mille fois raison de marteler que notre sort se joue entre autres sur le continent noir, et que le métissage, au moins culturel, est toujours préférable à l'exclusion. Un enfant noir et blanc qui donne la vie, quelle belle image après tout...Les images... On quitte un roman de Richard Canal l'esprit frissonnant des images nées de cette écriture souvent flamboyante, bercé tout autant d'odeurs et de sons : odeurs du ghetto de Djoungolo dans Ombres blanches, sons du jazz qui baigne Aube noire, de toutes les musiques partout présentes. Toujours on revient à l'esthétique : dans les villes de Shamäyor, l'importance des apparences tend à transcender le caractère précaire des choses, les villes elles-mêmes sont oeuvres d'art. L'art est-il décidément autre choses que la tentative désespérée de l'homme pour se survivre, pour arrêter le temps réel ?

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Canal devait être présent au sommaire de l’anthologie La frontière éclatée, consacrée à la science-fiction française dans les années quatre-vingt, et dont la préface constate cette étonnante unification du genre, alors, autour des motifs de l’artiste et de l’œuvre d’art (14). Grand amateur d’art africain, Canal offre à la création artistique et à sa problématique (de sa source à sa représentation) une place centrale dans ses écrits. Non seulement l’art plastique charpente-t-il souvent les intrigues, mais la musique : Rachmaninov, Tschaïkovsky  (La malédiction de l’éphémère), “Don Giovanni” de Mozart (La guerre en ce jardin), Puccini (Swap-Swap), et bien d’autres... L’esthétique est vue chez lui avec un point de vue totalement philosophique : au-delà de la simple perception et du jugement individuel, c’est toute la question de la capacité créatrice qui est mise en cause, ainsi qu’une interrogation quant aux valeurs universelles du “beau”, sans parler de la justification de l’acte artistique. Kant n’est pas loin, il se balade dans les ruelles de Gorée. On peut se demander si les déploiements parfois emphatiques d’Ayerdhal sur l’artiste unique dépositaire de la révolte ne sont pas tout entiers dans quelques paragraphes de Richard Canal.

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Relisons à nouveau La malédiction de l’éphémère : nous sommes enfermés, ils nous ont bouclés à l’intérieur du système solaire parce que nous sommes dangereux, des zones interdites maculent la surface terrestre comme un visage grêlé, on a peut-être déjà vu ça, de Farmer (l’univers fermé) aux Strougatski (Stalker), mais Canal déjà dévoie l’aventure purement fonctionnelle de cet univers science-fictif, pour y introduire ses préoccupations esthétiques, dans le “surgissement” de nouvelles oeuvres considérées comme géniales mais immanquablement macabres.

On peut rappeler ici l’opinion de Pascal Thomas (15), selon lequel “l’art est difficile à traiter pour la science-fiction — parce qu’il faut inventer de nouvelles formes sans pouvoir, et pour cause, les créer soi-même”. Dans le roman de Canal, l’art est au centre, mais ceux qui s’agitent dans le roman sont surtout ceux qui s’en emparent après la création : marchands et critiques d’art, voire gangsters...

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Ajoutera-t-on in fine que le choix thématique est, toujours, implicitement révélateur des préoccupations de celui qui le pose, et que la mise en scène d’artistes et d’oeuvres d’art est sans doute une réflexion sur soi-même, artiste de la langue. Mais l’art n’est jamais neutre, et le thème de la faute et de la punition n’est pas loin, avec ces hommes coupables d’on ne sait trop quoi (fauteurs de guerre, sans doute ?) maintenus dans les zones interdites, avec ces cités devenues oeuvres d’art elles-mêmes, qui ne cessent de se dissoudre, de disparaître, de mourir... L’œuvre elle-même peut-elle se prétendre neutre ? Dans Les paradis piégés, les univers virtuels sont emboités, chacun constituant l’enfermement de l’autre et in fine du personnage. Roman gigogne qui questionne peut-être le statut même de l’œuvre en ce qu’elle serait, comme vision unique de l’artiste, tentative de repli sur un univers fermé qu’il convient de dynamiter.

Richard Canal se révèle au détour de chacun de ses livres un formidable créateur d'univers, d’univers enrichis de toutes les manifestations de la vie et nantis de personnages d'une épaisse réalité, d’univers qui ne cessent de retisser la trame du réel et de mettre en cause les apparences — ce qui constitue l’un des principes fondateurs de toute bonne science-fiction. D’univers, surtout, qui résonnent d’un questionnement par principe infini, celui du bien et du mal, de la vie et de la mort, de la révolte et de l’entropie — vastes entreprises philosophiques déguisées en questions simples, mais qui jamais ne rebutent les personnages, parce qu’il demeurent inlassablement disposés à se battre. Avec leurs rêves si cela se révèle nécessaire...

Dominique Warfa


(12) Glissement sans doute moins rigide que je ne le présente, les “observateurs” de La guerre en ce jardin pouvant fort bien se voir rangés au rang des manipulateurs.

(13) Le cimetière des papillons, p. 81.

(14) Il est pourtant un peu étrange de présenter ce recours au monde artistique comme typiquement français, alors que l’oeuvre d’art tient une grande place dans la mouvance cyberpunk : il suffit de relire Gibson, en particulier la piste des “boîtes” que remonte Marly dans Comte Zéro. Oui, bien sûr : Gibson et Canal ont été révélés par la même collection, “Fictions” de La Découverte. Étonnant, non ?

(15) In “Littératurants et narratifs”, dans Yellow Submarine n° 60, mai 1989.


Galaxies, n°7, décembre 1997


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