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315 - Brahim Hadj Slimane veut comprendre l’incompréhensible.

Publié le 10 avril 2012 par Ahmed Hanifi

Dans les années 1990, l’Algérie s’est trouvée déchirée par une guerre civile qui a tué plus de cent mille personnes. En refusant de quitter son pays, l’écrivain, documentariste et journaliste Brahim Hadj Slimane est devenu le témoin privilégié d’une société en train de sombrer dans la violence et la mort. Mais, résolument et coûte que coûte, il s’est toujours tenu du côté de la vie. Après avoir rédigé et publié un journal sur ce conflit, il poursuit désormais l’exploration du traumatisme algérien en réalisant un film documentaire à partir du point de vue de ceux qui ont choisi l’exil. Il s’éloigne un peu de son sujet pour mieux en cerner le noyau incandescent.
315 - Brahim Hadj Slimane veut comprendre l’incompréhensible. 
Brahim Hadj Slimane n’est ni un saint ni un héros. Il veut simplement comprendre l’incompréhensible. Et pour ce faire, il n’hésite pas à creuser dans les zones les plus profondes et les plus marécageuses d’une histoire apparemment insensée : celle de son pays, l’Algérie. La guerre civile des années 1990 représente l’un des points aveugles de ce destin national qui semble obéir aux seules lois du tragique et de l’absurde. Par le jeu délirant du terrorisme islamique et de la répression militaire, cette guerre que Benjamin Stora nomme « invisible »(1) a causé, en un peu moins de dix ans, la mort de plus de cent mille personnes. Les intellectuels, journalistes et artistes ont payé un lourd tribut au conflit. Beaucoup ont été assassinés, d’autres ont fui. Brahim Hadj Slimane aurait pu partir lui aussi. Mais il est resté. Il ne cherche pas vraiment à expliquer les raisons de ce choix « instinctif ». Il parle d’ailleurs d’une « impulsion ». En tout cas, ce « persévérant » ne se prétend pas plus courageux que les autres. Sa posture de résistance ne relève d’ailleurs pas d’un engagement aveugle. Il a d’abord interrogé de l’intérieur cette décennie de terrorisme politique. A l’issue de ce travail, il signe un livre sur les Années noires du journalisme en Algérie. Désormais, il convient d’ouvrir le prisme et d’adopter un tout autre point de vue. Il réalise à présent un film documentaire et, pour ce faire, choisit de s’appuyer sur des témoignages d’artistes
et d’intellectuels qui, à l’inverse de lui, ont opté pour l’exil. En changeant de perspective, pourtant, il ne marque pas une rupture dans sa présentation de l’histoire algérienne, il souligne, au contraire, les éléments de continuité et les liens avec le présent. Car, si la guerre est finie, la violence, elle, continue, sous d’autres formes. « A croire que le premier enfer ne servait qu’à accoucher du second », déclare l’écrivain. Et il évoque la « violence de l’ouverture économique, sauvage, et toutes les conséquences ravageuses qu’elle eut sur la société : au durcissement du régime, aux restrictions répressives
des libertés est venu s’ajouter le raidissement de la société elle-même – régression des moeurs, dégradation des relations sociales et émergence d’un individualisme triomphant. »
Dépossession
L’oligarchie en place refuse de s’attaquer aux causes profondes du mal qui ronge l’Algérie. Elle capte toutes les richesses de la nation, y compris sa mémoire douloureuse. Pour garder le pouvoir, elle entretient l’amnésie et le mensonge plutôt que de se soumettre à l’épreuve de la lucidité. Pendant ce temps-là, le pays continue de dépérir. Par la mort ou
l’exil forcé, à l’image d’un organisme qui se vide de son sang, la société ne cesse de se déposséder elle-même de ses forces les plus vives. Brahim Hadj Slimane cherche à comprendre les mécanismes de cette tendance suicidaire. Quant à la médication, il sait que les remèdes radicaux ne font souvent qu’aggraver l’état du malade. L’endroit qu’il explore serait plutôt l’espace modeste, fragile et néanmoins incontournable d’une guérison collective : la construction d’une identité
enracinée, mais non excluante, plurielle et ouverte. Ainsi, dans son journal sur Les Années noires du journalisme en Algérie, Brahim Hadj Slimane évite les postures manichéennes et les certitudes idéologiques. Il tente, bien plutôt, de saisir
le réel dans toute sa complexité, refusant de se situer dans le face-à-face entre des acteurs qui, indéfiniment, se rejettent la responsabilité du massacre. Entre « éradicateurs » et « réconciliateurs », il ne choisit pas son camp. Son témoignage n’en est que plus précieux. Bien que l’ouvrage embrasse l’ensemble de la société, Brahim Hadj Slimane suit plus particulièrement la piste des journalistes, une profession qui fut, bien malgré elle, au coeur de cette folie sanguinaire. Au fil du récit, on comprend à quel point toutes les fonctions régaliennes (justice, police, armée…) sont minées par ce qu’il faut bien appeler une mafia politico-financière. Les infrastructures sont complètement défaillantes et les services publics n’assurent pas le minimum de lien social requis. Et, pendant qu’une minorité capte les richesses, le peuple s’enfonce toujours plus profondément dans la pauvreté. Le terrorisme politique s’enracine ainsi en exploitant une « culture » de la
violence héritée des guerres d’indépendance, source d’innombrables fractures et malentendus identitaires. Mais, l’auteur ne porte pas de jugement. Sa position n’est pas théorique, mais ouvertement humaniste. Il dirige son attention sur des hommes et des femmes qui, comme lui, sont emportés par le cours d’une histoire qui les dépasse. Au coeur même de cet incroyable gâchis, ces êtres développent des stratégies de résistance et refusent de se laisser contaminer par le découragement, le cynisme, le désespoir ou la rancoeur. Mais bien sûr, Brahim Hadj Slimane n’épuise
pas son sujet et chaque esquisse de réponse soulève des questions encore plus vertigineuses. Alors il décide de prendre ses distances vis-à-vis de ces événements afin de les cerner mieux encore.
Si loin, si proche
Depuis janvier 2012, Brahim Hadj Slimane s’est lancé dans la réalisation d’un film documentaire. A Marseille, puis à Paris,
il rencontre des artistes et intellectuels qui ont pris le chemin de l’exil. Comme « un bateau à voile qui suit les vents de manière instinctive », il pressent que ce décentrement lui permettra de toucher au coeur même des interrogations
qui le hantent. Il a entamé cette aventure artistique sans aucun moyen, espérant qu’en cours de route, il trouvera des financements et un producteur. Il n’a pas d’argent, mais des amitiés fidèles comme celles des Instants Vidéo qui, à Marseille, lui ouvre tous ses réseaux. Brahim Hadj Slimane a déjà réalisé, il y a quelques années, un film de vingt-six minutes, La Troisième Vie de Kateb Yacine. Un autre sujet, même si, au fond, ses préoccupations restent les mêmes. Ce premier documentaire était consacré au retour du « poète rebelle » dans sa terre natale au tournant des années 1970.
Cette présence aurait dû être décisive pour la reconstruction de l’identité culturelle de l’Algérie. Or, si Kateb Yacine apparaît comme un véritable mythe de l’autre côté de la Méditerranée, la figure reste trop désincarnée. L’oeuvre de cet « éternel perturbateur » est restée trop peu lue pour avoir pénétré la conscience collective d’un peuple maintenu
dans l’inculture pour mieux le dominer. L’exil n’est donc pas qu’une question de distance. Depuis Platon, premier philosophe réactionnaire au sens propre, il paraît judicieux à certains membres des « élites » de bannir le poète hors des enceintes de la Cité. Pourtant, sans cette présence, semblables à des aveugles, nous sommes condamnés
à côtoyer des territoires immenses sans les percevoir. Notre horizon, au lieu de s’agrandir, se restreint. Ces frontières et ces murs pernicieux viennent s’ajouter à d’autres, nous isolant toujours un peu plus. Brahim Hadj Slimane est aussi poète. A la fin de son journal, il évoque ces « insulaires » habités de visions : « Ils remontaient le temps de la cité, avant
qu’elle ne soit prise d’assaut par les anciens tribaux, triomphants, et, surtout, parmi eux, ceux qui n’avaient rien fait pour libérer la cité. » Quant à ceux qui ont voulu échapper à la tempête, ils n’ont pu éviter l’errance. Du port d’Alger au port de Marseille, ils se retrouvent devant a caméra et nous font prendre conscience à quel point l’éloignement, loin de consoler, renforce la souffrance intérieure. Mais cette douleur aiguise sans doute l’acuité du regard.

Fred Kahn
1. Benjamin Stora, La Guerre invisible, Algérie, années
1990, Presses de Sciences Po., Paris, 2001.
___________________________
In : Page 108 de la revue Mouvement N° 63 – Avril 2012
Défaire le colonialisme

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