L’entreprise dans laquelle je travaille, que j’ai participé à créer il y a près de 5 ans, a été rachetée l’été dernier par un grand groupe français. Je me suis souvent demandé comment je pouvais en parler sur ce blog de manière intéressante. Je me lance.
Le passé
C’est en fait la troisième fois que je vis un rachat de l’intérieur.
La première fois, j’étais dans une petite boîte qui s’est fait rachetée par une société de taille équivalente, mais filiale d’un plus grand groupe. Les choses ne se sont pas très bien passées ; nous avions été absorbés, nous avons emménagés dans leurs locaux, dans l’idée de tout migrer de notre plate-forme technique vers la leur (ce qui se justifiait pour certains projets, mais pas pour tous). Je pense qu’en fait, c’est notre porte-feuille clients qui les intéressait, et éventuellement le positionnement de certains de nos sites mobiles. Par contre, les hommes et la technologie ne semblaient pas peser lourd dans la balance, à part deux des trois créateurs de la boîte.
La deuxième fois, j’étais dans une entreprise de taille plus importante, qui s’est fait racheter par le plus grand cabinet de conseil au monde. Nous étions leader sur le marché de la musique numérique sur mobile. Le repreneur n’avait pas pour habitude de racheter des entreprises « média », mais nous avions d’importants projets avec les plus grandes majors, ce qui lui permettait de prendre pied dans cet univers. Nous gardions notre indépendance théorique, mais au moment où je suis parti (pour créer mon entreprise actuelle), les employés commençaient tout juste à ressentir l’invasion des décideurs/chefs de projets externes. La technologie était gardée, c’était un actif fondamental. Par contre, je n’ai pas eu l’impression que les ressources humaines valorisaient le personnel en place.
Le présent
Donc, ma boîte a été rachetée. Il y a des choses que je ne peux évidemment pas raconter ici. Soit parce que je n’en ai pas le droit (on a été racheté par une société cotée en bourse), soit parce que je n’en ai pas envie.
Commençons par détendre l’atmosphère : Non, je n’ai malheureusement pas fait fortune. J’ai participé à la création de ma boîte, mais elle ne m’appartenait pas. Mes quelques stock-options m’ont permis d’obtenir une prime qui ne change pas ma vie (je ne peux pas arrêter de travailler, je ne peux pas rembourser mon prêt immobilier). Ça fait juste de l’argent sur un compte, qui m’aidera un jour à payer une partie des études de ma fille ; c’est déjà ça.
Je n’ai pas participé aux discussions qui ont amené au rachat, ni au négociations concernant la valorisation de notre entreprise. Je ne peux malheureusement pas en parler (sinon je raconterais de conneries). Tout ce que je peux dire, c’est que les premières rencontres avaient pour but de réfléchir à des partenariats commerciaux ; de fil en aiguille, on s’est rendu compte qu’un partenariat « avancé » aurait du sens.
Contrairement aux précédents rachats que j’ai connu, les choses se sont passées (et se passent encore) de manière intelligente et sensée. Nous n’avons pas été absorbés, nous sommes une filiale indépendante, avec toujours nos propres projets, nos propres objectifs, notre propre équipe, notre propre budget.
Évidemment, nous avons des nouveaux projets, menés en collaboration avec notre « maison mère » (ça fait bizarre à dire quand a toujours baigné dans la culture start-up). Il faut bien comprendre et prendre en compte que nous avons été racheté pour de bonnes raisons, et que cela peut impliquer de mettre en place des passerelles techniques entre les plate-formes. Dans notre cas, nous fournissons des contenus à travers des webservices, et nous utilisons des applications fournies de l’autre côté, là encore à travers des webservices.
Les observations
Quand une grosse boîte en rachète une petite, il y a forcément une période d’adaptation. Je pense que nous n’avons pas encore fini d’apprendre et de comprendre comment ils fonctionnent.
La première chose à laquelle il faut s’habituer, c’est la différence des cycles de décision et de développement. Chez nous, les cycles sont mensuels, avec une mise en production à la fin de chaque mois. Chez eux, les cycles sont de 6 mois, avec un overlap de 3 mois (c’est-à-dire que les cycles durent 6 mois, mais qu’il y a une livraison tous les 3 mois, avec toujours deux cycles en parallèle). Pour de bonnes raisons, mais aussi quelques mauvaises, cela s’explique. Mais ça fait quand même bizarre.
Le plus gênant, à nos yeux extérieurs, est la « danse de la négociation technique ». Quand un projet doit être évalué, les équipes techniques semblent multiplier les durées par 2 ou 3, ce qui génère énervement et frustration. Pourtant, on ne peut pas leur en vouloir : à chaque fois, on leur demande d’évaluer un projet qui n’est pas spécifié complètement ; à force de se faire avoir, ils se couvrent maintenant systématiquement…
La deuxième chose à laquelle il faut s’acclimater, ce sont toutes les différences de vocabulaire. Les termes fonctionnels et business sont différents, et les premières semaines sont truffées de moments où les visages s’éclairent au fur et à mesure que les gens comprennent ce que les autres veulent dire.
Mais cela se cache même dans le moindre détail : Quand j’ai rencontré un gars qui se présentait comme faisant partie de la « direction technique », j’ai pensé que c’était l’un des directeurs techniques de l’entreprise. Et au bout du sixième directeur technique, j’ai réalisé qu’ils font partie de la direction technique ou de la direction marketing, de la même manière que nous faisons partie de l’équipe technique ou de l’équipe rédactionnelle.
Ah, et un point de détail : Pour moi, le marketing était principalement une activité en rapport avec la promotion d’un produit et l’adéquation de son offre avec son marché. J’ai découvert que le « marketing produit » pouvait consister à penser les fonctionnalités d’un site web. Nous, on appelle ça « le fonctionnel », mais c’est globalement la même chose.
La troisième chose notable, c’est le retour aux jeux politiques. J’en avais été globalement épargné durant ma carrière, principalement parce que j’ai toujours privilégié les petites entreprises. Mais là, il faut bien se rendre compte qu’une entreprise qui compte plusieurs milliers de salariés nécessite une hiérarchisation plus rigide, et un découpage des équipes. Mais à force de bâtir des silos, on finit par devoir mettre en place des « équipes transverses », dont le travail est de favoriser la communication entre les silos.
Vous avez alors la porte ouverte à des conflits de pouvoir, simplement parce que vous avez plusieurs personnes qui font des choses similaires ; et chacun veut être libre de ses mouvement.
Le problème, c’est que les gens qui vivent ça au quotidien finissent par intégrer ce mode de fonctionnement. Et fonctionnent parfois de la même manière dans leurs intégrations avec nous.
Le vrai soucis
Mais j’ai remarqué un problème bien plus important, qui résulte un peu des différents points précédents. Dans une grosse entreprise, le grand patron a des milliards de choses à gérer. Aussi, il est normal qu’il délègue les évolutions du service/produit à ses directeurs. Eux-mêmes ont beaucoup de choses à gérer, chacune déléguée à une ou plusieurs personnes. Et ainsi de suite sur au moins 3 ou 4 niveaux hiérarchiques.
J’ai ainsi assisté à des réunions dont le but était de parler de l’avancement de spécifications fonctionnelles, concernant l’évolution du service de la maison mère. Lors de la réunion qui devait servir à simplement entériner les maquettes, nous nous sommes retrouvés à poser des questions fondamentales sur les choix qu’ils avaient fait, parce que certains points ne nous semblaient pas optimaux (au mieux) voire pas réfléchis du tout (au pire).
A ce moment-là, j’ai vu le big boss se tourner vers son directeur marketing (souvenez-vous, marketing == fonctionnel). Celui-ci, incapable de répondre aux questions, s’est tourné vers sa chef de produit. Et celle-ci a simplement répondu qu’elle ne savait pas, que nos remarques étaient bonnes et qu’ils allaient modifier la maquette.
Le problème, dans une telle organisation, c’est que vous pouvez avoir plusieurs niveaux hiérarchiques, où chaque personne essaye d’avoir une réflexion globale sans jamais s’attacher aux points de détail. Vous pouvez ainsi vous retrouver avec un site web qui offre une mauvaise ergonomie, simplement parce que certains détails n’ont pas été précisés, et donc le stagiaire qui a fait la maquette a placé les éléments comme il le sentait.
Vous voyez le truc. Et quand le travail remonte les couches hiérarchique, chacun vérifie que ça correspond à ce qu’il avait exprimé.
Nous, ça nous fait halluciner. Parce que tout le monde est sensibilisé au fait de reconsidérer chaque détail, pour tenter de converger vers le meilleur produit possible. Du PDG à l’intégrateur HTML, tout le monde participe à cela.
D’un autre côté, virer de cap rapidement est forcément plus facile quand on pilote un jet-ski que lorsqu’on est à la barre d’un paquebot.
Le futur
Cela fait maintenant 8 mois que nous avons été rachetés. Nous avons accompli quelques beaux projets en collaboration, et nous en avons d’autres dans les tuyaux.
J’ai personnellement la satisfaction d’avoir des interlocuteurs techniques de haute qualité, avec qui il est agréable de travailler ; on parle le même langage, on a la même recherche de l’efficacité. C’est loin des personnes avec qui j’ai pu travailler par le passé dans des conditions similaires, qui étaient plus proches de « technico-commerciaux » que de vrais informaticiens compétents.
J’ai aussi la chance de pouvoir faire appel à tout un panel d’expertises, me permettant d’accélérer la montée en expérience de ma propre équipe technique. Inversement, mes alter ego ont l’intelligence de faire appel à moi quand on aborde des domaines sur lesquels j’ai une expertise plus pointue que la leur. C’est important pour se sentir intégré à un grand groupe, qui sinon pourrait sembler complètement impersonnel.
Mon avis
Le rachat d’une entreprise est toujours un moment très anxiogène. Il est notamment très important de rassurer ses collègues, car tout le monde se met naturellement à craindre pour son emploi, son autonomie, ses responsabilités… Il est assez facile de devenir un peu irrationnel, il faut y faire attention.
Un rachat est idéalement une bonne nouvelle pour les investisseurs et le propriétaire de l’entreprise. Mais personne ne veut acheter une boîte qui risque de se vider de ses compétences (à moins de vouloir racheter une techno sans ses techniciens, une base clients sans les commerciaux qui y sont attachés, etc.). Un bon rachat nécessite donc un travail intelligent de préparation et d’accompagnement des salariés.
Les quelques points importants en cas de rachat :
- Ne vous mettez pas dans une position « nous contre eux ». Tout le monde s’en rend compte, c’est improductif, ça vous dessert.
- Essayez d’apprendre rapidement le vocabulaire et le jargon propres à vos nouveaux collègues. Cela réduira grandement les frictions. Mais il faut aussi leur expliquer votre propre jargon, leur faire comprendre qu’ils doivent l’intégrer s’ils veulent comprendre votre métier.
- Distinguez au plus tôt les quelques interlocuteurs-clés avec qui vous allez travailler. Tentez d’en trouver quelques-uns à des postes très différents, qui vous semblent sympas ; vous pourrez les contacter pour qu’ils vous aiguillent vers la bonne personne, quand vous ne saurez pas qui appeler pour avoir la bonne information. Ça, c’est sans prix.