La notion de progrès, dans le contexte de l’évolution naturelle, n’existe plus vraiment depuis que l’orthodoxie évolutionniste, issue des travaux de Darwin et développée par de nombreux scientifiques depuis lors, présente les facteurs de sélection naturelle et de contingence comme seuls responsables du fait évolutionnaire. La sélection naturelle est, selon l’orthodoxie en vigueur, d’une part l’effet de mutations génétiques générant des traits favorisant la survie d’un groupe par rapport à un autre, et d’autre part la capacité d’adaptation des espèces à la pression environnementale - domaine également del’épigénétique. La contingence est un concept notamment développé par le biologisteStephen J. Gould qui propose que l’évolution est ponctuée de remises à zéro et de coups de pouces imprévisibles (du fait de cataclysmes par exemple) qui font que le “film” de l’évolution ne se déroule jamais deux fois de la même façon.
Donc pour résumer la position orthodoxe, la combinaison de mutations génétiques, de pressions de l’environnement et d’accidents font que le monde du vivant est parti de choses simples pour arriver à la complexité actuelle – sachant que cette complexité est essentiellement le fait de multiples variations sur quelques architectures de base tels les vertébrés, alors que ces architectures étaient nettement plus nombreuses à l’époque précambrienne (-570 millions d’années) mais ont, pur la plupart, disparus. Ce sujet est développé dans l’article ”De la Contingence et de l’Evolution“.
Cette approche ne reconnait pas l’existence possible d’une ”force de progrès” évolutive, qui ferait que l’évolution tendrait toujours vers les mêmes formes, du simple au complexe, au-delà de la “chance” génétique et de la contingence. A ne pas confondre avec les dogmes créationnistes et assimilés qui partent du principe que la complexité est arrivée telle quelle. Cette notion de progrès intrinsèque est issue d’une réflexion théorique de chercheurs tels John Smart de l’Université Libre de Bruxelles: outre les processus de sélection naturelle, il existerait un processus inhérent vers de plus en plus de complexité que l’on peut décrire sur base de quatre arguments.
Premièrement, une redéfinition du concept de “progrès” selon la règle, proposée par l’astrophysicien Eric Chaisson de l’Université de Harvard, de la “densité de taux énergétique” ou ERD (energy rate density, voir http://dx.doi.org/10.1002/cplx.20323), soit la mesure du niveau d’énergie traversant chaque gramme d’un système donné, en ergs par gramme par seconde. Selon cette mesure, une étoile a un ERD de l’ordre de 2 ergs /g/s, à comparer avec 3 000 à 6 000 ergs/g/s pour une simple plante domestique, 20 000 ergs/g/s pour un être humain, 40 000 ergs/g/s pour une société de chasseurs-cueilleurs et 2 millions d’ergs/g/s pour notre société technologique actuelle! Pour Chaisson, l’ERD est une mesure universelle de complexité des systèmes, de l’espace interstellaire aux sociétés les plus avancées technologiquement parlant. De plus, un graphique des ERD des systèmes complexes contre la date de leur apparition sur l’échelle de l’Univers montre une ligne allant toujours vers la haut, soit une augmentation constante de la complexité avec le temps.
Deuxièmement, une interprétation inhabituelle de la seconde loi de la thermodynamique (qui décrète que l’univers tend vers la désorganisation, ou l’augmentation de son entropie) est que pour contrer cette augmentation générale de l’entropie l’apparition de la complexité est en fait une nécessité fondamentale. Sans cela, la complexité n’apparaîtrait jamais, étouffée par le seconde loi. En termes physiques, la seconde loi de la thermodynamique s’applique stricto sensu à des systèmes en équilibre, mais cette condition est rarement celle des systèmes spécifiques: la Terre, par exemple, est chauffée par le Soleil créant ainsi un gradient énergétique à sa surface. Là où existent de tels gradients, des poches de complexité peuvent se créer et générer des gradients supplémentaires qui génèrent encore plus de complexité, etc.. et cela même si le système global, l’Univers, reste subordonné à la seconde loi. Voir http://dx.doi.org/10.1038/scientificamerican1108-62
Troisièmement, la notion d’évolution convergente. Prenant le contre-pied du film de Gould, cette notion repose sur le constat que des espèces très différentes vivant dans des environnements similaires évoluent de façon similaire. Autrement dit, le film de la vie, à environnement comparable, se rejouerait en général de manière comparable d’une session à l’autre. Kevin Kelly, fondateur de Wired Magazine, propose dans son ouvrageWhat Technology Wants plusieurs exemples d’évolution convergente: le battement d’aile des oiseaux, des chauves-souris et des ptérodactyles; l’écholocation des dauphins, chauve-souris (encore!) et oiseaux spécifiques aux grottes; poissons de l’arctique et de l’antarctique ayant développé les mêmes composants antigel; et l’oeil qui s’est développé de manière indépendante au moins six fois. Pour Kelly, de nombreuses solutions évolutives ne sont pas accidentelles mais inévitables et pas seulement au niveau des organes: le cerveau, l’esprit, la société, la technologie en font aussi partie. Pour Nicolas Clayton, de l’Université de Cambridge, l’intelligence pourrait également être une propriété de l’évolution convergente. Autant les singes et les corbeaux sont sur des branches très éloignées de l’arbre de l’évolution et possèdent des cerveaux structurés différemment, autant ces espèces ont développé des capacités similaires dont l’usage d’outils, les relations sociales complexes et la tricherie! L’intelligence, alors, apparaîtrait systématiquement dès que les circonstances le permettent.
Et quatrièmement, l’intégration du catastrophisme non pas comme des évènements qui remettent les compteurs à zéro (par exemple, la disparition des dinosaures permettant l’avènement des mammifères) mais comme des simples effets accélérateurs ou ralentisseurs d’une évolution qui aurait lieu de toutes façons. Selon le paléontologue Simon Conway Morris de l’Université de Cambridge, si la météorite ayant causé la disparition des dinosaures ne s’était pas écrasée sur Terre, ces derniers auraient pu vivre 30 millions d’années de plus jusqu’à la glaciation suivante, qui aurait tués les espèces vivant au nord et au sud des tropiques laissant ainsi une place aux mammifères dans ces zones. Ensuite, de par l’évolution convergente ces mammifères auraient évolué vers l’usage d’outils et d’armes, et mis fin aux dinosaures de toutes façons. Ce à quoi j’ai envie de rétorquer que les dinosaures auraient tout aussi bien pu se développer vers une forme de sophistication leur permettant de résister à cela, mais il faut bien admettre que nous n’avons aucun exemple de lézard ou d’oiseau ayant atteint ce stade d’évolution.
En conclusion de tout ceci, la notion de progrès inhérent au processus de l’évolution ouvre une brèche dans l’orthodoxie qui mise tout, finalement, sur le facteur chance. Cette approche a aussi le mérite de répondre aux questions que pose le Intelligent Design (une forme plus subtile et réfléchie du créationnisme) qui fait remarquer, à juste titre, que l’apparition simultanées ou répétées d’organes complexe est difficilement conciliable avec la “chance” seule et en déduit (plus discutablement) qu’il doit donc y avoir un “créateur” quelque part qui fourni les “plans” de base. Mais bien entendu, il reste à comprendre qu’elle pourrait être la nature profonde de cette convergence évolutive, de ce progrès inhérent menant vers les mêmes formes de complexité. Le débat est loin d’être clos.
Billet d'origine sur http://rhubarbe.net/blog/2012/04/15/faut-il-reintegrer-la-notion-de-progres-dans-levolution/