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Cinq oscars pour The Artist : l’Amérique récompense ses valets

Par Les Lettres Françaises

Cinq oscars pour The Artist :

l’Amérique récompense ses valets

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Cinq oscars, du jamais-vu pour un film français. « Une ode à la France », écrit le journal le Monde en extase. Ça m’a impressionnée, je suis allée voir.

Ça se passe entre 1927 et 1932. Le scénario n’est pas formidablement original : la décadence d’un acteur célèbre du temps du muet, l’ascension fulgurante d’une petite débutante à l’avènement du parlant, le sauvetage du premier par l’amour de la seconde, etc. J’avais le sentiment d’avoir vu ça cent fois, en mieux. C’est supposé se passer dans le monde du cinéma et des studios, dont la rude réalité est soigneusement lissée.

1927, première à Hollywood. Le grand acteur du muet, au sommet de sa gloire, joue le rôle d’un héroïque Américain torturé par les immondes services secrets soviétiques. À la fin, sauvé par son génial chien, il s’écrie avec un sourire éclatant : « Vive la Géorgie libre ! » Musique de fin. C’est la séquence qui ouvre le film, très guerre froide, vingt ans avant. En clair, ça s’appelle servir la soupe à l’anticommunisme américain.

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The Artist

Tous les personnages sont très gentils (et quand ils ne sont pas gentils, c’est qu’ils souffrent), même le producteur, un dur, qui dit : « le public veut de la chair fraîche » (c’est la stricte vérité) et se laisse attendrir par la petite débutante devenue une star. L’intrigue est ultrasentimentale et tout le monde baigne dans la bonté la plus pure, d’ailleurs, ça finit bien. C’est normal, on est en Amérique, le pays où l’homme est fondamentalement honnête, où les laveurs de carreaux réussissent et où tout le monde peut être heureux, c’est-à-dire riche et célèbre. Les acteurs font leur possible, Jean Dujardin pour ressembler à Douglas Fairbanks et à Gene Kelly, Bérénice Béjo à Judy Garland, mais à part rire ou pleurer et quelques numéros de tap-dance, ils n’ont pas grand-chose à faire parce que leurs personnages sont des caricatures sans profondeur, ni complexité. Tous les autres acteurs sont américains, y compris le chien, un jack russel épatant – je ne comprends pas qu’il n’ait pas eu d’oscar.

Même sans parler du contenu, le film a été tourné entièrement à Los Angeles et à Hollywood, les intertitres, le générique et les mots qu’on peut lire sur les lèvres des acteurs sont en anglais. Je ne voudrais pas qu’on m’accuse de protectionnisme (quoique…), mais si je me fie à l’interminable générique, il est clair qu’il s’agit d’un film américain, parce que les Français, là-dedans, sont vraiment l ’exception : le réalisateur, deux acteurs, le compositeur, la monteuse et les producteurs – mais la production exécutive et la distribution en France sont aux mains de la Warner Bros, et le distributeur mondial est Harvey Weinstein, un ancien de Miramax, le plus redoutable lobbyiste d’Hollywood. Tout cela fait que je ne suis pas d’accord avec le Monde : pour moi, The Artist est une ode à l’Amérique, un film américain avec une trace de french touch pour le glamour.

La grande originalité tient à ce que c’est un film muet. C’est avec des idées comme ça qu’on fait un succès planétaire. La production prétend que c’est un hommage à Charlie Chaplin, j’ai du mal à le croire parce que les Lumières de la ville et les Temps modernes sont des chefs-d’œuvre d’invention cinématographique, de poésie et de critique sociale alors qu’ici, rien de tout ça, je vous l’ai expliqué. Les films de Chaplin sont des films d’art, des films qui bouleversent notre perception du monde. The Artist est un film de divertissement basé sur des clichés, un produit typique de l’industrie culturelle. Pour comprendre exactement les contenus, le fonctionnement tentaculaire et la puissance des industries culturelles dans le marché global, et par la même occasion le phénomène de The Artist, je vous conseille vivement de lire Mainstream, de Frédéric Martel (Flammarion, 2010). Vous n’êtes pas obligé de partager son enthousiasme pour les majors, ni ses conclusions, mais son enquête est des plus utiles.

Allez, je vous quitte, je vais être en retard à la Cinémathèque, où l’on projette Sunset Boulevard, de Billy Wilder, avec Gloria Swanson, William Holden et Erich von Stroheim. C’est exactement le même sujet. Mais une autre paire de manches.

Marie-Noël Rio



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