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Benoit Thieulin : «on a vécu la première campagne trans-média»

Publié le 02 mai 2012 par Délis

Fondateur de l’agence de communication la Netscouade, et grand artisan de la campagne digitale de Ségolène Royal en 2007, Benoit Thieulin décrypte, pour Délits d’Opinion, les campagnes web de 2012.

Délits d’Opinion : Quel est, selon vous, le fait marquant de cette campagne digitale  ?

Benoit Thieulin : Tout d’abord, on a probablement vécu la première campagne trans- média, et  qui ne compartimente plus le digital un peu à l’écart. Même en 2007, où le digital avait une place particulière et centrale dans la campagne de Ségolène Royal, notre équipe était malgré tout un peu dans son coin. On vivait en silo. Depuis la victoire de Barack Obama, les équipes ont intégré la nécessaire fusion entre le on et le off line. Surtout, on se rend compte que les gens pratiquent plusieurs médias, et de façon simultanée : les individus vont regarder la télévision et en même temps commenter en direct sur Twitter. Ils sont en même temps simples citoyens devant leur télévision, et commentateurs en temps réel sur Twitter avec des journalistes et des militants. Il a donc hyper connexion entre les différents médias.

Délits d’Opinion : Les dispositifs digitaux ont été centraux dans la campagne, mais a-t-il été possible de  quantifier leur impact ?

Benoit Thieulin : Il est toujours délicat de connaitre l’impact d’un débat, d’une formule, d’un dispositif de communication, dans le processus de sélection d’un candidat. Mais, il est certain que le digital a joué un rôle croissant dans la vie politique ces dernières années. Ce fut le cas pour le référendum européen de 2005, où la mobilisation sur le web a permis d’inverser la tendance. Hier, la cristallisation de l’opinion s’opérait dans un système marketing et politique bien organisé, et de façon mécaniste. « La décision d’achat » ou le vote s’effectuaient à travers les gros médias, et la télévision. Aujourd’hui, – et ce n’est pour relativiser l’impact de la tv, qui reste le média majeur d’une campagne, et probablement aussi en général-, la cristallisation de l’opinion se fait ailleurs. La télévision fixe l’agenda médiatique. Elle alerte sur des thèmes, donne le « la » sur le fait divers, comme la viande Halal par exemple.

Le problème est que le temps accordé à la télévision est très faible. D’autant que les gens veulent se faire leur avis par eux-mêmes. La télévision est donc l’objet de « communion démocratique », comme dirait Séguéla. Mais ensuite, les gens vont prolonger la discussion, se renseigner en profondeur et vont trouver sur Internet du contenu pour aller plus loin que les quelques minutes accordées à un sujet dans les jt télévisés.

Délits d’Opinion : Mais, l’ensemble des individus sont-ils les citoyens modèles que vous décrivez ?

Benoit Thieulin : Non, mais les gens qui vont s’informer vont être les prescripteurs dans leurs cercles respectifs. Au travail, devant la machine à café, ils vont notamment parler politique. Et ils vont exposer indirectement leurs proches aux contenus du web, qu’il s’agisse du site de François Hollande ou l’ l’infographie du Figaro.

Délits d’Opinion : Les journalistes ont tendance à mettre Twitter et Facebook dans le même panier, sous le terme de médias sociaux. Comment décririez-vous les usages de ces deux outils digitaux ?

Facebook est un espace plutôt fermé, qui fonctionne sur un principe de réciprocité. En moyenne, les membres ont environ 100 amis. C’est plutôt le média d’une certaine intimité. Sur Facebook, les gens discutent un peu, échangent des informations, comme ils peuvent le faire pendant un déjeuner de famille le dimanche. Il s’agit donc d’une conversation dans la vie privée des gens.

Twitter est plus révolutionnaire : cet outil plus grand public fonctionne comme une nouvelle forme d’Agora, où les gens discutent, peuvent glisser l’oreille et repartir. Sur Twitter, il y a des gens qui sont en train de débattre, et que je ne connais pas. Je peux discuter et suivre des discussions. D’ailleurs, la plupart des gens lisent les commentaires plus qu’ils n’écrivent.

Délits d’Opinion : Sur les médias sociaux, quels sont les contenus qui fonctionnent ?

Benoit Thieulin : Que ce soit sut Twitter ou sur Facebook, l’internaute moyen a changé par rapport à 2007. En 2007, on était dans une campagne désintermédiée. On s’adressait à des blogueurs influents, surexposés. On faisait une campagne de prescription qui avait pour objectif d’influencer les leaders d’opinion.

Cette année, avec 30 millions de Français sur Facebook, on est sur une autre échelle. Et le rapport à l’information a beaucoup changé. On assiste au grand retour des contenus qui ont été validés, qui présentent un réel intérêt. Du coup, par rapport à 2007, le fil de discussions est moins dans le discours militant du type : « j’ai lu le programme de François Hollande, c’est une catastrophe, et toi qui votes pour hollande, tu n’as rien compris ». En 2012, si je suis favorable à François Hollande, j’envoie l’infographe faite par Libération, qui compare les deux programmes et démontre que Nicolas Sarkozy est injuste; Et en face, les pro-Sarkozy envoient une interview d’un expert qui montre que Sarkozy a bien géré la crise. La campagne utilise tous les leviers du Rich Media, avec notamment un recours à l’infographie. Cela a très fortement nourri le débat public. Et Barack Obama, qui est souvent en avance sur les sujets digitaux, y a beaucoup recours pour rendre simples et pédagogiques des sujets complexes.

Délits d’Opinion : Comment expliquer ce retour en force de la data ?

Benoit Thieulin : Les citoyens exigent davantage de vérité. On le voit à travers notamment le Fact-checking. On veut vérifier les faits, les données. Et, en même temps, on est sur des sujets économiques, plus compliqués et sur lesquels les français n’ont pas de grandes compétences.

Cette évolution réhabilite les journalistes et la presse, parce qu’on a jamais eu autant besoin de personnels intermédiaires. La presse n’est pas morte. Elle est morte dans son arrogance, dans ses prix. Mais on a davantage besoin de gens pour décrypter, analyser, vérifier les faits

Le succès d’un François Lenglet illustre ce que le web pratique depuis longtemps : des gens experts sur leur domaine, et qui sont moins dans le commentaire et davantage dans la vérification des faits. François Lenglet incarne ce journalisme plus expert. Il vient avec ses graphiques et ses chiffres. Il est donc à la frontière entre le Fact-Checking et l’infographie.

Délits d’Opinion : Enfin, si vous aviez un conseil à donner aux deux équipes de campagne à quelques heures du scrutin pour mobiliser sur le web.

Benoit Thieulin : Il faut d’abord dire qu’il y a eu une forte professionnalisation d’Internet. Tous les candidats ont mis des moyens importants. Tous les candidats ont utilisé le web de façon intelligente dans la panoplie et ont fait le lien entre le digital et la campagne réelle. Dans des opérations de porte à porte ou dans les meetings, le digital démultiplie l’impact du réel. Pour un meeting, vous remplissez la salle avec du mailing. Pendant le meeting, vous mettez des photos. Après le meeting, vous faites revivre l’évènement à des milliers de gens sur Internet. Pour le porte-à-porte, c’est la même chose : l’évènement est bien réel, mais c’est aussi le web qui rend possible le chantier.

propos recueillis par Matthieu Chaigne


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