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Quarante jours pour avorter

Par Arielle

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La succession de leur mère ayant été refusée, Véronique et Ghislaine auraient dû libérer l’appartement de fonction rue du marché St Honoré. Pour une fois, elles ont pu apprécier les bienfaits de la lenteur administrative ! Il ne se passait rien. De ce fait, elles continuaient à habiter là bas. Elles étaient libres puisque désormais orphelines, entièrement livrées à elles-mêmes et très complices. Ghislaine continuait ses études en classe de terminale. Quant à Véronique, elle était toujours enceinte, délaissée et en recherche de travail. Personne ne connaissait son état, hormis sa petite sœur. L’été battait son plein et toutes deux aimaient se pencher à la fenêtre pour admirer les couleurs et ambiances du marché sur la place. Du haut du premier étage, elles avaient pris coutume de dire bonjour aux deux étudiants éboueurs à leurs heures, lorsqu’ils remontaient la rue. La sympathie s’installa : Julien et Daniel passaient maintenant régulièrement boire le café à la maison. Ils faisaient leurs études à Jussieu près du quartier Saint-Michel. Ils étaient issus de bonne famille et cela transpirait au travers de leur comportement. Elles étaient heureuses d’avoir enfin rencontré des personnages de leur trempe. Un soupçon d’espoir tournoyait dans leurs cœurs si meurtris par l’accident de voiture dont leur mère avait été victime. Ils finirent par connaître leur triste histoire et décidèrent de les aider, surtout Julien. Il était très grand et portait l’hiver, une toque en fourrure qui lui donnait un air bolchévique. En parlant d’hiver, novembre arriva vite et le train de sénateur de l’administration se mit subitement en route. Un soir, en rentrant du lycée, Ghislaine trouva des scellés sur la porte. Elle ne se démonta pas et arracha ces fichus cachets de cire mais le lendemain matin, c’est la police qui les délogea illico presto. A peine de quoi prendre le nécessaire et les voici à la rue, à l’entrée de l’hiver ! La trêve hivernale qui interdit les expulsions de novembre à mars n’existait pas en mille neuf cent soixante douze.

Nos chères petites adolescentes se retrouvèrent donc esseulées, sans aucune ressource, mineures et dans le froid, sachant très bien qu’il ne fallait pas compter sur la famille, alors elles n’ont rien demandé à personne. Ghislaine est partie chez un copain qui avait une chambre de bonnes sous les toits de Paris, près de la place blanche. Véronique a été hébergée par Julien, rue de la fontaine au roi près de la place de la république. Il avait un grand appartement qu’il avait repeint lui-même, en vert, rouge et violet ! Il aimait les chats et leur confectionnait de bons petits plats. Véronique avait beaucoup de tracasseries à solutionner, à commencer par sa grossesse qui était déjà bien avancée. Julien lui conseilla l’avortement.

A cette époque, c’était illégal et bon nombre de jeunes filles y laissèrent leur peau en s’avortant elles même à l’aide d’aiguilles à tricoter. Mais Julien connaissait des médecins qui recommandèrent notre amie auprès d’un collègue aux Pays-Bas. Il fallait trouver six cents francs à l’époque, faire le voyage et, ni vu ni connu, rentrer avec le ventre plat. Facile à dire ! Véronique retournait le problème dans tous les sens. Au fond d’elle-même, elle avait l’intime conviction qu’elle ne devait pas avorter, son bébé était bien là dans ses entrailles mais elle savait trop dans quelle embarras elle se trouvait et se résignait à faire ce sacrifice, sans joie mais pleine de courage. Julien ne pouvait pas l’accompagner. Alors elle s’est rendue à ses anciennes amours du quartier latin, espérant trouver un quidam chevelu pour faire la route avec elle.

Elle n’eut aucune difficulté à trouver quelqu’un pour lui servir de chaperon. Il trainait constamment une odeur de voyages au quartier latin. C’était les années d’après soixante huit et on ne se prenait pas la tête ! Baba cool et love and peace. De plus, Amsterdam était la plaque tournante pour le haschich. Cette route était bien connue. Cinq minutes d’auto stop et les voici déjà installés dans une voiture qui se rendait directement en Hollande. Ils passèrent la frontière belge puis la frontière hollandaise vers une heure du matin. C’est à peine s’ils se sont aperçus qu’il y avait une frontière ! Les postes étaient désertiques et franchissables sans aucun contrôle. Véronique, encore mineure il faut le rappeler, était contente de découvrir les Pays-Bas. Le chauffeur les déposa à la place des dam qui grouillait de jeunes et moins jeunes et ils passèrent la nuit là, bercés par les guitaristes. Chacun avait son duvet. Cela ne choquait pas, c’était usuel à Amsterdam. Le lendemain, après un petit déjeuner pris dans un bar, Véronique se rendit seule chez le gynécologue auprès duquel elle avait été recommandée. Elle y alla à pieds, se faufilant parmi les innombrables bicyclettes noires qui jonchaient les pavés. Elle fit au moins six kilomètres avant d’arriver vers la sortie de la ville, dans un quartier résidentiel. Toutes les maisons étaient magnifiques. Elle traversa des mètres et des mètres de prairies bien vertes et fleuries. Il y a beaucoup d’espace dans ce pays. Tout était d’une grande  propreté. Le docteur l’attendait. Il lui expliqua comment l’avortement allait se passer dans son cabinet et lui donna l’adresse d’une bonne famille chez qui elle pourrait trouver un emploi de servante, afin de récolter la somme pour payer l’intervention.

Notre aventurière se rendit à cette fameuse adresse et trouva porte close. Elle y retourna plusieurs fois mais il n’y avait jamais âme qui vive. Elle n’insista pas plus que cela car plus elle avançait dans le temps et plus elle voulait le garder cet enfant ! Elle renonça très vite à cette affaire qui lui semblait douteuse et retourna place des dam avec la ferme intention de rester quelques jours pour visiter. La personne qui l’avait accompagnée fut très déçue de sa décision. Ils se fâchèrent et Véronique continua seule mais soulagée dans son âme. Elle allait assumer sa grossesse et qu’importe le qu’en-dira-t-on. Elle s’était toujours débrouillée jusque là et devait y arriver. Elle se sentait presqu’heureuse et puis elle savait qu’à sa majorité, elle toucherait sa part d’assurance vie. Donc, c’était jouable. Elle le voulait son bébé, il fallait simplement en prendre conscience et ne pas se laisser embarquer dans ces idées réactionnaires de l’époque. A Amsterdam, on pouvait vivre sans argent. Sur les canaux, il y avait des péniches aménagées en bar du style boites de nuit. On pouvait y passer de longues heures sans consommer. Ces bars étaient bondés de jeunes et tout le monde se côtoyait, sans aucune arrière-pensée. Le seul hic était qu’il flottait un halo de fumée de haschich, mais après tout, ça aidait à se reposer. Véronique aimait beaucoup remonter la petite rue depuis la place des dam jusqu’aux canaux. C’était tout en couleurs et les baraques de frites sentaient bon. Elle y a vu les dames en vitrines ! Ça : c’était moins chouette. Elles faisaient étalage, il ne leur manquait que le code barre. C’était de la viande sans cellophane puisqu’à l’époque l’usage du préservatif n’était pas monnaie courante. Et puis elle a vu aussi  le fameux port d’Amsterdam avec ses marins qui chantent et qui boivent et qui pissent, comme l’a si bien décrit Jacques Brel.

Elle était très ravie de son petit voyage mais il lui fallait se résigner à rentrer en France car elle n’avait plus un sou en poche. Elle s’installa à l’entrée de l’autoroute, le pouce en l’air. Aussitôt, une voiture l’emmena mais pas très loin, cette fois ci. La personne la déposa à une sortie et Véronique se repositionna pour continuer sa route. Seulement voilà ! L’auto-stop sur l’autoroute est interdit et Oh surprise… c’est le panier à salade qui s’arrêta et la fit monter à bord ! Zut, elle n’avait pas pensé à ça. Direction le commissariat puis enquête. Elle passa du statut « gentille touriste » à celui de « vagabondage » aux yeux de la loi car elle avait moins de dix francs sur elle. Qui dit vagabondage en Hollande, dit exclusion du pays. Le fourgon l’emmena à la prison d’Utrecht. Cette belle bâtisse moyenâgeuse lui aurait plu en tant que touriste mais là, elle devait se contenter des joies du cachot : une paillasse en bois, une lucarne très haute avec des barreaux de fer, un tabouret. Le garde qui lui passait la gamelle par l’oculus de la lourde porte, la lune au travers des barreaux. Le matin : réveil à six heures sonnantes pour aller faire la toilette dans cette espèce de mangeoire à cochons. Pas d’eau chaude, pas d’intimité non plus. Toutes les filles nues et en rang d’oignon. Pas plus de chauffage que de beurre en branches. Au bout de vingt quatre heures, les gardiens sachant que Véronique n’avait rien fait de mal et qu’elle était enceinte, l’invitèrent à jouer aux cartes avec eux. Là, au moins, elle était au chaud et mangeait des petits gâteaux. Elle est restée trois interminables jours dans cette prison puis le fourgon est venu la rechercher pour l’emmener à la frontière belge où elle a à nouveau été internée dans une pièce sans fenêtre cette fois-ci et aux murs capitonnés pour qu’elle ne se tape pas la tête contre les parois. A midi, elle eu droit à une assiette à soupe de yaourt à la fraise, à cause de son état. En fin de journée, on l’a inscrite dans un énorme livre, en rouge puis on a mis un tampon sur sa carte d’identité, en rouge toujours : « interdit de séjour aux Pays-Bas pour dix ans ». Ils l’ont libérée vers vingt deux heures, tout en lui remettant les dix francs réglementaires. Et ensuite vogue la galère ! Débrouille toi ma grande pour rentrer à Paris !

Il faisait nuit noire. Véronique a marché, marché, marché jusqu’au petit matin où une voiture s’est arrêtée et l’a rapatriée dans ses pénates où elle accoucha d’un adorable petit garçon, avec un mois d’avance, mais tellement heureuse d’avoir échappé à cette mise en quarantaine d’un petit fœtus qui ne demandait qu’à vivre.


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