Magazine Psycho

Trois crises, une seule solution.

Par Gerard

L'individu "surmoderne" est désormais confronté, à travers toute son existence, à trois crises psycho-sociologiques majeures : une crise de l’espace ; une crise de la temporalité ; une crise de la relation. Il faut entendre ici le mot « crise » : un bouleversement radical qui dit à la fois le danger et le possible.

1. Une crise de l’espace

Le luxe n’est plus dans les objets, mais dans un nouveau rapport au temps et à l’espace. Le luxe véritable, cela consiste aujourd’hui à agrandir l’espace et à vaincre le temps.

Nous vivons une mutation sans précédent : le passage de l’ère de la vitesse à l’ère de l’instantané. De l’un à l’autre c’est l’espace qu’on a perdu, nié. L’ubiquité virtuelle a chassé l’ici de la réalité. Le chemin, le cheminement, l’en-cours n’existent plus. Du coup la bifurcation, qui pouvait naguère corriger une trajectoire, n’est plus possible.

Le siècle s’est ouvert, dit-on, en novembre 1989 par la chute du Mur de Berlin et a été inauguré par le 11 septembre 2001 : deux effondrements qui marquent l’unification de l’espace géopolitique et son corollaire, le danger désormais intérieur.

Quatre absences fondatrices définissent la période : absence d’alternative (le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher) ; absence de ressource (chroniques incessantes de nos pénuries annoncées); absence de travail (déstructuration d’activités non remplacées) ; absence d’abri (chacun est exposé à un danger désormais planétaire, invisible et omniprésent, de New York à Fukushima). La société se définit donc essentiellement par ses manques ; d’où son caractère anxiogène. L’individu s’y trouve exposé, surexposé, dépossédé.  

La société devient fluide : un éloge de la mobilité (même nos téléphones sont mobiles). On « délocalise », on « relocalise », l’argent spéculatif passe d’une place de marché à une autre, d’un bout à l’autre de la planète, en une nano-seconde.

Mais pour les individus de chair et d’os la logique est toute autre que pour les échanges de biens. Nos aéroports internationaux, au passage de la frontière douanière, n’affichent pas « Bienvenue en France » mais « Vous entrez dans l’espace Schengen et vous devez vous conformer à sa réglementation ». L’espace réglementé s’est imposé à l’espace géographique. Fantasme d’un espace globalisé mais sans étranger, sans migration : étanche aux autres. On retiendra qu’en ce début de XXI ème siècle, franchir une frontière, c’est avant tout donner la preuve qu’on va la retraverser en sens inverse pour rentrer chez soi au plus vite. Mobilité, immobilité. Déplacement oui, migration non. Ce que l’on redoute c’est l’installation de l’autre près de nous, et plus encore, c’est le risque de devenir l’autre, de nous confondre avec lui, au péril de notre identité : le burlesque épisode « viande hallal » en a récemment montré un exemple… saignant.

Or qu’on le veuille ou non, ce qui vient est une intensification inédite des flux migratoires. C’est ainsi qu’à l’horizon 2050 on prévoit qu’un milliard d’hommes seront migrants. On ne peut être un citoyen « global » et prôner le durcissement les frontières. Comment lever cette contradiction manifeste ? Comment, à un monde unifié par la « mondialisation », articuler les différences et les altérités, respecter la diversité ? Il nous faudra bien conjuguer l’un et le multiple, et pour cela forger une véritable « culture de la migration et de l’hospitalité ». Surabondance d’hommes (9 milliards en 2050 d’après les projections officielles), pénurie d’espace et de ressources : la crise de l’espace est directement liée à l’imminence de ce débordement et à ses conséquences.

Nous sommes à l’heure des choix : soit accueillir l’étranger en alter ego, sans diluer notre identité nationale mais en renouvelant profondément l’idée que nous nous faisons de nous-même, soit refuser le monde nouveau, non sans violence, et nous dessécher à l’écart, aigres et réactionnaires, dans un rapport purement muséal et commémoratif avec une identité française parfaitement fantasmée. Soit l’ouverture à l’autre à travers les lois non écrites de l’hospitalité, soit l’enfermement dégénératif de la consanguinité. La globalisation doit désormais dire clairement son nom : est-elle l’inflation galopante du même, ou est-elle la reconnaissance et le respect du divers ? Répondre à cette question unique, c’est inventer le monde de demain.

Comment allons-nous réussir à articuler le global au local, l’un au multiple, le dedans au dehors ? Bien sûr que l’idée d’ouverture unificatrice contenue dans la « globalisation » met fin aux familiarités traditionnelles, déroute l’esprit et plonge chacun dans un état de dépaysement perpétuel. Nous sommes tous devenus des étrangers dans notre propre pays. Les valeurs auxquelles nous avions coutume de nous référer sont devenues inopérantes, parce que nous sommes confrontés à un brusque changement d’échelle. On ne peut donc s’étonner des peurs régressives qui l’accompagnent : retour en force des fondamentalismes, politiques ou religieux. Faut-il pour autant y céder ?

2. Une crise de la temporalité

La mort fixait autrefois un horizon à l’existence humaine, prescrivait à la collectivité des comportements strictement ritualisés, donnait gravité et profondeur à la conscience individuelle. Or ce qui trouble aujourd’hui les observateurs, ce sont tous les indices concordants qui montrent combien la mort tend désormais à être effacée, sortie hors du champ de la société, dissociée de toute représentation symbolique. Même si sa survenue a fortement reculée, la mort est toujours là, mais comme un non dit, un bug dans le logiciel. « La mort ? Pas le temps, pas la place dans mon agenda, repassez plus tard… ».

Désormais la culture de l’instantané a vidé l’instant de son contenu. C’est l’attente de l’instant qui créait naguère l’épaisseur de l’instant. Un emballement sans précédent s’est emparé de notre devenir.

Conséquence sans doute d’une crise de la temporalité qui fait de la vie un éternel présent, mais un présent sans présence, un présent où l’immédiat lui-même a fini par s’épuiser. Depuis que nous avons laissé le « temps réel » aux ordinateurs interconnectés, peut-être vivons-nous dans un « temps irréel ». Les machines automatiques et communicantes médiatisent à présent le rapport entre les hommes. L’immédiat n’est plus que le temps de la réactivité automatique des machines ; un temps perdu pour la sensation, pour l’intuition, pour la délibération, pour la rencontre, pour la synthèse des expériences au sein d’une conscience unifiante.

Nous avons délégué à la sphère technique ce que nous ne sommes plus en mesure de penser : le devenir. Personne n’est plus en mesure de penser le résultat sociétal et civilisationnel des innovations et de leurs interactions multiples. Ce lâché de guidon passe même pour le signe de la modernité la plus accomplie. Au mieux agite-t-on le « principe de précaution ». C’est l’effacement de la volonté humaine face à l’avenir. La gouvernance s’est substituée au gouvernement. Comme dans les romans de science fiction d’autrefois, ce sont les machines et leurs ingénieurs qui ont pris le contrôle de l’avenir, dans une société désormais inapte à se penser elle-même. La vision technicienne du monde s’est désormais imposée à toute autre : partielle, partiale, fragmentaire, utilitaire.

Le deuil de l’idéologie de progrès n’est pas accompli. De sorte qu’on s’évertue encore à considérer systématiquement tout changement comme un mieux. Aussi accède-t-on à tous les caprices du changement, fussent-ils calamiteux, sans jamais se demander avec lucidité, comme pouvait encore le faire le poète Pierre Seghers : « Est-ce chantier ou catastrophe ? »

Cette nouvelle temporalité dans laquelle nous entrons est marquée par deux phénomènes majeurs : d’un côté l’effacement de la mort qui transforme l’existence en un perpétuel présent coupé de l’immédiat, donc coupé de la vie, de l’autre un futur devenu impensable. L’horizon individuel comme l’horizon collectif ont disparu de nos écrans radar. Le sujet surmoderne mène désormais son existence entre ces deux éclipses temporelles, dans une sorte de présent flou coupé de l’immédiat. Le devenir s’impose à l’être. L’errance à l’identité.

3. Une crise de la relation

Nous ne passons pas sans heurts de la société de masse à la société globale. Depuis la fin du millénaire, chaque décennie est profondément marquée par un événement majeur qui vient brutalement réorienter notre commune Histoire dans un sens imprévu. Trois sidérations fondamentales : en 1990 c’est l’écroulement du bloc soviétique et la fin de l’U.R.S.S ; en 2001 le 11 septembre ; en 2011 les révolutions arabes. La thèse qui domina toute la fin du XXème siècle sous sa double formulation, la britannique « Fin des alternatives » et l’américaine « Fin de l’Histoire », a volé en éclat. Contrairement aux prévisions, la prétendue fin des alternatives a réveillé les violences et les thèses extrêmes. Cette poussée inattendue vient perturber cette perpétuelle gouvernance du même à laquelle certains pensaient que le monde s’était réduit à tout jamais. Du coup à « la fin de l’Histoire » (Fukuyama) succédera la toute aussi simpliste et ethnocentrique thèse du « choc des civilisations » (Hutchinson) ; car le 11 septembre a mis à vue l’extraordinaire fragilité de la puissance. La globalisation veut dire aussi danger global : personne à l’abri. Pas même Manhattan. Pas même l’Amérique. Si la fin de l’empire soviétique a pu donner à penser à certains que l’Histoire touchait à sa fin faute d’alternative au modèle anglo-saxon, le 11 septembre a mis fin aux certitudes hégémoniques. Rappelant brutalement que les choses sont loin d’être aussi simples.

Les questions humaines, donc civilisationnelles, n’ayant jamais été posées à l’occasion du processus de globalisation de l’économie, voilà que resurgissent des problèmes que l’on pensait réglés depuis longtemps. Entre l’impérialisme du même et la guerre des différences, il va s’agir de trouver une troisième voie. Une troisième voie où l’altérité ne sera plus vécue comme une menace mais comme une chance ; où l’autre ne sera pas le problème mais la solution. Jamais les échanges n’ont été si nombreux, si aisés. Reste à aller plus loin que les échanges : vers le lien. Seul une nouvelle conception du lien entre les hommes, respectueux de leur diversité, permettra de sortir de la crise de la relation et des replis identitaires qui en sont la conséquence directe – défaisant ainsi les extrémismes politiques et religieux.

Ce ne sera pas facile. L’individu surmoderne est un sujet désagrégé. La convergence des supports (web, téléphonie, télévision, radio, walkman, liseuse, appareil photo, caméra, gps…) induit une certaine perte de l’attention. L’époque impose au cerveau humain, comme jamais auparavant, une activité multi-tâches, réactive, fragmentaire, sans mémoire. De sorte que l’individu tend lui aussi à devenir multi-tâches, réactif, fragmentaire, sans mémoire. Il tend à ne plus se définir par une volonté ni par une identité cohérente construite une fois pour toute, somme de conduites héritées, de compétences acquises, d’éducation, de traditions. Mais par une succession de « moi situationnels » qui s’adaptent comme ils peuvent au gré des aléas, improvisent et s’avèrent incapables de constituer un tout unifié. Ce qui compte, c’est non pas l’éducation ni la culture générale (espace commun, partageable et compréhensible par tous), mais l’aptitude à se mouvoir efficacement dans un milieu dont les règles changent en permanence, ou dont on ne connaît pas les règles à l’avance. On nomme « affordance », ou « usage intuitif », cette capacité nouvelle, en grande partie issue de la pratique des jeux vidéo. Réagir à un environnement instable, où la surprise est permanente, pourrait cependant s’avérer bien utile par les temps qui courent. Mais le danger est grand que chacun, incarcéré dans sa bulle virtuelle, ne se construise son propre réel pour s’y absorber totalement. Ce qui est désormais commun à tous, c’est cette capacité à créer son propre réel, dans l’oubli du réel authentique et commun qui reste le lieu de la rencontre, de l’échange et de la délibération. Aujourd’hui, habiter le monde revient à le recréer à ses propres mesures ; à en « customiser » un fragment aussi dérisoire que contingent pour s’y « bunkeriser ». Le risque de solipsisme grandit : loin d’un espace collectif, la société se transforme en simple juxtaposition de tous nos petits cinémas mentaux à usage privé. Nous « communiquons », comme on dit que deux pièces communiquent ; mais nous n’échangeons plus. Les nouveaux « réseaux sociaux » véhiculés par le web sont éphémères, opportunistes, d’interaction faible. Ce n’est pas ainsi que l’on « fait société ». Ils créaient du contact, pas du lien.

Pourtant, au moment même où les individus tendent à être séparés, chacun dans sa bulle, un phénomène vient contredire la tendance et sonne le rassemblement. Ce phénomène, on le nomme « crise » depuis les années 70 : on a eu beau faire des cures d’austérité, on a eu beau former les salariés aux nouvelles réalités du monde du travail, restructurer tant et plus, rien n’y a fait. L’activité manque, les carrières se précarisent, le travail bien fait est démonétisé, les exigences de la finance déstructurent progressivement ce bien commun que sont les « services publics » et l’Etat. Or devant ces difficultés de plus en plus de citoyens se mobilisent pour se défendre, contester la légitimité de cet état de fait, mais aussi pour réfléchir et pour débattre plus largement. C’est en 2005, autour du référendum sur la Constitution européenne, que tout a véritablement commencé. Un nouveau désir d’y voir clair. Que traduit un nouveau désir de politique non plus représentative, mais participative. Objectif : reprendre collectivement son destin en main. Ne plus se contenter d’être un « veau électeur » qu’on réveille à chaque élection pour l’endormir sitôt après. La démocratie, c’est tout le temps ou c’est jamais.

C’est dans ce contexte de réinvestissement du politique que les révolutions arabes sont venues introduire un nouveau biais historique. On a trop réduit le soulèvement à une colère contre un pouvoir tyrannique. Il faut se souvenir que la revendication de Mohamed Bouazizi, déclencheur de la révolution tunisienne, était une revendication essentiellement d’ordre économique, remettant en cause les violences de la mondialisation, et pas seulement du système Ben Ali. Et qu’au-delà de cette exigence de pain et de justice, c’était de dignité dont il était question. Cette même exigence de dignité qui a soulevé le monde arabe jusqu’en Syrie, c’est elle qui refait le cercle de la conscience populaire. Dignité : un mot que l’on entend partout aujourd’hui, des Grecs en colère à l’Afrique abandonnée en passant par les oubliés de nos espaces périurbains. Ce sera là l’exigence majeure pour les vingt ans qui viennent. La clef des relations nouvelles.

Conclusion fort temporaire

Due au passage de la société de masse à la société globale, la triple crise que nous traversons, crise de l’espace, crise de la temporalité, crise de la relation, marque une réorientation psycho-sociologique de l’ensemble des populations. Nous vivons en direct le basculement d’une époque de certitudes à une époque d’incertitudes. Jamais autant de dangers ne se sont conjoints à autant de possibles. Nous avons fait l’expérience de la post-apocalypse : guerrière avec Hiroshima et Nagasaki, industrielle avec Tchernobyl et Fukushima. Nous savons désormais à quoi ressemble un décor de fin du monde. La guerre globale, l’accident global, la crise financière globale, les mutations climatiques globales, la raréfaction globale des ressources vitales, voilà les questions qui hantent la conscience surmoderne. Les populations ont pourtant bénéficié de la croissance, de l’augmentation de l’espérance de vie, des progrès spectaculaires en matière de santé, de sécurité, de confort de vie. Mais elles sont aussi épuisées par les incessants efforts d’adaptation qui leur a fallu fournir : pour s’adapter à la crise économique systémique, au chômage de masse, à la dégradation des services publics, à la relégation en dépit du désir de bien faire, à l’adaptation rapide à l’ère numérique, au passage à l’euro, aux fragilités structurelles du grand rêve européen…

Un sentiment de déclin sans recours, de déclassement injustifié, fera toujours le jeu des extrémismes. Sans doute le problème vient-il de la tendance de nos édiles à vouloir régler les questions d’aujourd’hui avec les réponses d’hier. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que ceux-là même qui posent avec insistance le problème de l’identité nationale sont également ceux qui s’emploient à affaiblir l’Etat, seul garant de cette même identité.

D’autres modèles se mettent en place : des modèles d’échanges, des modèles participatifs. Les organisations ne sont plus pyramidales mais en réseau. Le centralisme s’efface au profit des périphéries. Reste le sentiment que toutes ces innovations en cours ont été détournées au profit exclusif de quelques uns. Or l’avidité, dans un contexte de raréfaction progressive des ressources, est là encore un réflexe du passé. Le monde qui commence n’a pas d’autre choix que celui de la générosité.

Copyright Gérard Larnac mai 2012.


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