En plein délire maoïste de l’Occident, ce sinologue d’origine belge avait été le premier occidental – avec Jean Pasqualini – à oser briser le mur d’idolâtrie devant la tragique réalité chinoise. Avec pour peine un déchaînement de violence de toute l’intelligentsia.
Par Pierre Boncenne.
Article publié en collaboration avec l’Institut des Libertés.
Au prince de Ligne, émigré à cause de la Révolution française et qui, sous l’Empire, se maintenait en exil malgré son attachement à la terre natale, on demanda pourquoi tant d’obstination. « L’humeur, l’honneur, l’horreur » répondit, de façon percutante, ce parfait honnête homme du 18ème siècle. Ce n’est pas un hasard si, deux cents ans après, L’Humeur, l’Honneur, l’Horreur est devenu le titre de l’un des livres de Simon Leys (Robert Laffont, 1991).
Rappelons qu’en plein délire maoïste de l’Occident, ce sinologue d’origine belge, ayant longtemps séjourné à Hong-Kong et de son vrai nom Pierre Ryckmans, avait été le premier occidental – avec Jean Pasqualini, l’auteur de Prisonnier de Mao – à oser briser le mur d’idolâtrie devant la tragique réalité chinoise. À contre courant des doctes exégèses ou des grotesques imbécillités (la même chose d’ailleurs !), il clamait dans les Les Habits neufs du président Mao (Champ libre, 1971) ce que les les dirigeants de la Chine ont fini, longtemps après, par admettre en partie : la prétendue « révolution culturelle » fut un gigantesque massacre au sens propre comme au sens figuré. « La révolution culturelle, écrivait-il dès les premières lignes de son essai étincelant, qui n’eut de révolutionnaire que le nom, et de culturel que le prétexte tactique initial, fut une lutte pour le pouvoir, menée au sommet entre une poignée d’individus derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de masse. »
On imagine mal le discrédit et les insultes ayant suivi la publication d’un diagnostic aussi lucide. Le journal Le Monde – oui, Le Monde… – qualifia Simon Leys de colporteur de piètres ragots et d’agent de la CIA (sic) et jamais n’a fait fait amende honorable tout en le célébrant, maintenant, comme l’un des grands esprits de notre temps… À l’époque, seuls des intellectuels indépendants et, du reste, pour la plupart venus d’une gauche non contaminée par le stalinisme et la servilité devant le communisme, à savoir René Vienet, Jean-François Revel ou Etiemble, ont tout de suite compris que Simon Leys disait tout simplement la vérité. De même, quelqu’un comme Raymond Aron. Mais l’ensemble de la droite, dans sa version gaulliste ou son versant giscardien, célébrait aussi le « Grand Timonier ». Dans la préface écrite pour l’un des livres de Simon Leys et que l’on trouve dans Essais sur la Chine (collection « Bouquins », Robert Laffont, 1998), Revel écrivait : « Observateur, historien, et penseur, Leys reste au long de ces pages surtout un homme, et un écrivain chez qui la science et la clairvoyance se mêlent merveilleusement à l’indignation et à la satire. Ne cessons pas de relire ces œuvres, pour constater qu’au siècle du mensonge, parfois, la vérité relève la tête et éclate de rire. » Si Revel parlait du 20éme siècle, reconnaissons qu’au 21ème, où l’on voit tant d’opportunistes se précipiter pour commercer avec la Chine sans se poser une once de question, le problème existe encore : le régime politique de ce puissant pays n’est-il pas « communiste » avec tout ce qu’une telle appellation peut signifier ? Ou alors nous sommes très mal informés et, dans ce cas là, il ne nous resterait plus qu’à tirer l’échelle…
En réalité, un minimum d’honnêteté intellectuelle oblige à reconnaître qu’en dépit d’évolutions indéniables, nous sommes aujourd’hui en présence de ce que Simon Leys, le plus qualifié pour s’exprimer à ce sujet, nomme une « dictature post-totalitaire ». Cette formule se trouve dans son dernier livre qui vient tout juste de paraître, Le Studio de l’inutilité (Flammarion), et dont nous rendrons compte dans une prochaine chronique. Mais, d’ores et déjà précipitez-vous en librairie car il s’agit de la lecture la plus enrichissante, à la fois profonde, brillante et, le cas échéant, délicieuse qui puisse se faire en ce moment non seulement à propos de la Chine mais, aussi, de la littérature ou de la mer.
En attendant, quelques repères sur cet auteur exceptionnel. Venu de sa Belgique natale, Pierre Ryckmans avait presque vingt ans – en 1955 – lorsqu’il se rendit en Chine. L’ancien Empire du Milieu allait désormais compter un nouveau citoyen par le cœur et l’esprit. Pierre Ryckmans séjourne à Hongkong, Singapour ou Taïwan, épouse une Chinoise, la subtile Hanfang, et décide de consacrer sa vie à l’exploration d’une civilisation plusieurs fois millénaire. Mais, en 1967, « une scène très inoubliable » comme il me l’a confié beaucoup plus tard, oblige cet érudit dont la vie était consacrée aux arts et lettres, à quitter sa tour d’ivoire : sur le pas de son domicile à Hongkong, il assiste à l’assassinat de Li Pin, artiste de variétés connu animant une émission où il se moquait quelque peu des maoïstes. Li Pin a été brûlé vif devant les yeux de Pierre Ryckmans qui, d’une voix émue mais déterminée, vous raconte : « Là, il y a eu un contact avec l’horreur de la politique. J’ai compris alors qu’on est acculé, qu’il n’est pas possible d’être seulement en dehors du monde dans un poste d’observation privilégiée. On est dedans, il n’y a pas moyen de ne pas prendre position. » Les notes et les observations accumulées au cour de la révolution culturelle, tout un matériau puisé aux meilleures sources grâce à un maniement parfait de la langue chinoise (ce qui déjà constituait un avantage décisif par rapport aux crétineries débitées par les maoïstes occidentaux), lui servent à rédiger Les Habits neufs du président Mao, puis à le faire publier à Paris grâce à l’entremise de René Vienet. Sollicité par une université, Pierre Ryckmans a rejoint alors l’Australie – où il réside toujours actuellement –, mais dans l’espoir de garder des chances d’un retour en Chine, il le publie sous le pseudonyme de Simon Leys (en hommage à Victor Segalen)…
En France, son cri de colère est accueilli dans une indifférence glaciale, voire, comme je le mentionnais, par des sarcasmes ou des injures qu’il serait instructif, sinon plaisant de republier…
Rétrospectivement, raconte-t-il, je me trouve tout à fait idiot, mais j’ai été ahuri : il n’y a jamais eu le moindre élément de discussion, cela n’a pas changé d’un iota les vues de la presse française sur la Chine, et cela n’a pas suscité la moindre réfutation. J’avais minutieusement préparé ma défense en prévision de l’inévitable débat qui allait avoir lieu. Résultat : rien.
C’est avec Ombres chinoises, publié sous l’égide de Jean François Revel et Claude Mahias (Robert Laffont, 1974), que les avertissements si salutaires de Simon Leys commencent à être un peu entendus. Mais, dans l’ensemble, à gauche comme à droite, les thuriféraires de Mao s’obstinent à ne pas vouloir écouter et choisissent souvent le registre du mépris… Là encore il y aurait une petite anthologie cuisante à constituer réunissant quelques grands noms de l’intelligentsia : « On m’a fait remarquer, note Leys avec ironie, que j’avais une vision simplifiée des processus historiques, que je réduisais tout à des querelles d’individus et qu’il y avait une dynamique des forces sociales et économiques non saisies dans mes livres. » Sans commentaires ! Il faudra quelque temps encore pour démontrer l’insanité de ces objections formulées à l’encontre de quelqu’un qui, à propos de dynamique des processus, avait vu pendant des jours et des jours, des mois et des mois, la rivière Zhu Jiang à Hongkong charrier d’innombrables cadavres atrocement mutilés en provenance directe de la glorieuse « révolution culturelle » sur la rive d’en face.
Confronté à « l’horreur de la politique », Simon Leys est sorti de sa réserve naturelle pour combattre le scandale du mensonge et de la bêtise coupable. Mais son inclination première et principale, le porte à ne s’occuper que de littérature ou de peinture, de la traduction de Confucius ou de la navigation à voile qu’il a pratiquée avec assiduité. (Jamais je n’oublierai la belle sortie en Mer de Tasmanie qu’il m’a offert, une fois, en compagnie de ses deux fils jumeaux dont il commandait avec une bienveillante autorité le manœuvres) Simon Leys aime citer un article de de George Orwell auquel il a consacré un remarquable essai (disponible dans une réédition récente chez Plon). L’auteur de 1984 et le militant en lutte contre tous les totalitarismes y développait quelques réflexions inappréciables sur… le crapaud ordinaire : « Combien de fois suis-je resté à observer des crapauds copulant ou une paire de lièvres se battant dans un champ de blé en herbe ; tout en songeant à ces innombrables personnes importantes qui aimeraient me l’interdire si elles en avaient le pouvoir. Mais, heureusement, elles ne le peuvent pas. »
De nos jours, Simon Leys est connu dans le monde entier. Il a souvent été primé (par exemple, le Renaudot essai en 2001) ; il a accepté de succéder à Georges Simenon à l’Académie Royale de Belgique mais, sollicité par L’Académie française – démarche rarissime de la part d’une Institution où l’on doit se porter candidat – Leys a décliné avec politesse au prétexte réel qu’il ne veut guère se déplacer de Canberra. À ses amis, il envoie des lettres délicieuses d’une écriture dont la calligraphie fine et ciselée est déjà un enchantement en soi. Ici ou là on parle de lui comme d’un nobélisable et ce ne serait que justice. Il accepterait cet honneur mais, à la différence de tant d’autres, ne fait strictement rien pour le décrocher.
Simon Leys ? En un seul mot : l’honneur de l’esprit humain.
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