Un jour j'ai pris cette décision, j'ai fait un grand pas. Celui vers un futur métier, vers un diplôme, vers un choix de vie, mais aussi un pas de géant entre les cultures. Je vivais comme nous tous, dans une banlieue héritée de mes grands-parents, premiers migrants venus pour du travail dans les usines du baby-boom. Une profusion de bonheur pour eux, pour la France qui se relevait d'une guerre mondiale, du boulot, un appartement en HLM, des jardins en bas, une première voiture, mes parents, une vie de douceur, entre couscous et tajines. Tous les quatres ans, on allait au bled, on partageait notre vie, nos maigres richesses.
Nous vivions heureux, deux cultures l'une à côté de l'autre, facilement mixées. Mais le temps a fait que paradoxalement au fait que je suis française, je porte une étiquette de beurette, le fameux "d'origine maghrébine". Un jour j'ai demandé à mes parents, et eux ils sont d'origine du Cantal comme le fromage, appellation d'origine contrôlée. On a ri. Mais la cité est devenu une cour, un lieu fermé alors que la ville grandissait. J'ai vécu heureuse, car ma famille voulait que demain soit en dehors de ces tours.
Alors il y a quelques mois j'ai découvert la pâtisserie, un métier de bouche, de partage avec les autres. J'ai toujours été gourmande, j'ai suivi mes cours, studieuse, double challenge, d'être femme en plus des autres remarques. J'ai tout entendu, ici en école, chez moi, je ne savais plu qui j'étais, alors que je fabriquais mes premiers croissants, mes premières religieuses. Je vous ferai grâce des piques sur le foulard, alors que je ne porte celui-ci que par intermittence, par coquetterie. Je suis en blanc, en tenue de travail, à doser, mixer, à battre des dizaines d'oeufs, en sentir mon bras devenir mou sous l'effort. Je note, j'écoute, je répète les recettes, je suis interne, je partage une chambre avec des collègues. On bosse, on aime toutes notre futur métier. On parle mode parfois, mais plus souvent de recettes, de dosage, de nos avenirs, rarement de nos sources.
Certes les stages ont été variés avec la difficulté du réel, les rapports de force avec de vrais professionnels, les contraintes des horaires, des jours fériés, et les éternelles piques sur mon apparence parfois. Ce racisme latent, parfois dur à avaler, incompréhensible car juste sur un faciès et non des actes. Mais heureusement j'ai été pris sous l'aile d'un chocolatier, un homme génial, un fou de vie, un curieux qui a vécu dans plusieurs pays, asie ou afrique, amérique et europe, chaque continent, chaque culture mais comme il le dit, une seule gourmandise.
Avec cet homme paternaliste, rigoureux, parfois maniaque, je travaille, nous travaillons, nous créons, nous testons, nous rigolons de nos essais ensemble, pour revisiter les cornes de gazelle au miel, avec des amandes, avec une touche de chocolat, revoir nos cultures, les partager. D'autres équilibre entre amertume du noir chocolat, et le thé vert à la menthe, avec du gingembre confit, nous avons goûté, craché, refait et encore refait. Une collection de macaron goût maghreb.
Hier il m'a demandé de rester, apparemment embêté.
"Dans les prochains jours, nous aurons des expositions de nos produits, et probablement un passage télévisé. Les organisateurs veulent que nous présentions nos créations, tes créations. Je suis fière de toi, tu le sais. Mais nous devons troquer nos tabliers blancs pour le formel costume, la tailleur pour les jeunes femmes. Je te veux avec moi, pour la qualité de ton travail. Je ne veux pas t'obliger pour la jupe, c'est un détail, mais les institutions sont ainsi. Leurs habitudes, leurs routines. Je ne sais comment te le dire.... mais je veux absolument que tu m'accompagnes pour cette étape. Car c'est là que l'on commence le parcours de Meilleur Ouvrier Patissier de France."
Nous avons eu chacun une larme.
"Demain, je serai là, en jupe (avec un sourire), je mettrai des collants couleur chocolat."
Nous avons ri, cet homme si fort pleurait de bonheur, moi aussi, pour tant de raison, de confiance mutuelle, de respect.
Demain, ce sera un nouveau pas entre nos cultures, avec une gourmandise.
NYLONEMENT
3 dernières photos : modèle Kenza Fourati