L’actualité du football oblige à revenir sur la banalisation du recours aux euphémismes. Ce n’est pas incongru que de souligner la place de cette figure dans le discours médiatique et le discours public. C’est la saison du « mercato », disent les médias généralistes et les médias spécialisés. Ce terme désigne les transferts de joueurs d’un club à l’autre. Il signifie « marché » en italien. Un petit tour sur Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Mercato en dit assez pour que le décor soit planté.
Joueurs en stock
L’usage du terme « mercato » témoigne de l’euphémisation de tout le discours public et souligne la proximité entre le discours des affaires, celui de la politique et plus généralement celui des activités publiques. Le monde de l’entreprise n’est pas en reste. Le « mercato » des joueurs de football est naturellement une affaire d’argent. L’euphémisme qui met en avant « mercato » à la place de « transfert » ou plus simplement de « marché » est un masque pudique pour que des sommes colossales en jeu ne soient pas mises ostensiblement au devant de la scène.
L’euphémisme est, ici, le cache sexe des transactions à plusieurs zéros qui s’échangent dans les coulisses. Il témoigne en outre de la marchandisation du corps à des fins de spectacle. L’euphémisme révèle en cela tous ces atouts. Il atténue considérablement ce qui pourrait être perçu comme une dimension non morale liée à une activité populaire et mondialisée comme celle du sport. L’euphémisation des dessous du marché des transferts, des échanges, se fait par le truchement d’un mot étranger, qui contribue à rattacher les destinataires à l’espace linguistique latin alors que le vocabulaire des affaires emprunte le plus souvent son vocabulaire à la sphère anglo-saxonne. Sa connotation est moins agressive que « bisness ».
« Mercato» connaîtra-il une extension de sens ? Les départs annoncés du parti majoritaire d’anciens ministres annoncent-ils le « mercato » des politiques qui pourraient évoluer d’un club politique à l’autre à la manière de joueurs médiatiques ? Le changement d’appartenance soulignerait alors la rapide obsolescence d’organisations politiques que les enjeux électoraux mettent en concurrence. Autre illustration de la substitution du mouvement des idées au profit du brassage des mots.
Le mot semble en tout cas voir ses emplois s’envoler puisque Le Monde [Le mercato infernal des créateurs, vendredi 8 avril 2011] y recourt pour expliquer les multiples disgrâces des directeurs artistiques des maisons de mode. Pas question que l’univers du luxe soit entaché de vilains mots comme « virés », « remerciés », « libérés » ou « débarqués ». « Mercato » fait oublier le scandale Galliano. Les conseillers en gestion de crise sont passés par là et sifflent la fin de la période où les créatifs régnaient. L’audace est passée de mode. La mercatique est raisonnable. Le luxe fait sa démarque. Désormais, l’euphémisme agit tout à la fois comme un antalgique et un analgésique sémantiques.
Les coûts volent bas
Le recours à des mots étrangers utilisés dans l’intention de minorer les conséquences sémantiques de l’emploi d’une expression ou d’un terme français constitue une forme inédite d’euphémisation de l’expression.
Ainsi, lit-on dans le magazine d’une collectivité territoriale de Côte d’Or [1] dans un article consacré à l’activité de l’aéroport de Dijon, qu’il est souhaitable « de créer les conditions d’accueil des compagnies low-cost ». Le terme anglais n’est utilisé que pour éviter l’emploi de « compagnies à bas prix », concept pas très folichon pour qualifier la manne économique qui doit résulter de l’accueil de ces compagnies. Le même article mentionne les « low-costers » : l’euphémisme, certes évite une périphrase, mais à quel prix ? Le basic english fait la nique au français pour atténuer l’image des prestations des compagnies à bas prix. L’article ne dit rien des caractéristiques du fonctionnement de ces compagnies : autre forme de l’euphémisation, celle de l’omission. La précision et la qualité de l’information en prennent un coup.
Les euphémisations à l’œuvre dans le discours public comme dans celui du management témoigne des tentatives de rabotage des aspérités rugueuses que pourrait porter le langage. Attention ! C’est par le gommage du relief des mots que s’installent des pensées néfastes à la vie bonne des citoyens. Tous les mots sont importants. [http://euphemismes.wordpress.com/2010/03/30/sortie-du-livre-les-mots-sont-importants/ ]
La citoyenneté passe par la compréhension et la reconnaissance des procédés du discours. Deux compétences de première importance pour prendre sa place en toute lucidité dans la communication publique et professionnelle. « Prudence n'est que l'euphémisme de peur », écrit Jules Renard dans son Journal.
[1] Côte d’Or Magazine, n°101, p. 9.