Dans la panoplie des mots lourds de sens qu’il convient de dégoupiller avec précaution en prenant bien garde de laisser l’index sur le ressort pour ne pas se faire descendre en flèche par tout ce qui est média interposé, celui de « croisade » vient d’être sorti des réserves du musée de la propagande pour reprendre du service. Un mot qui revient de loin et qui, dans ses usages contemporains, est associé à la culture du choc et de l’affrontement. Il fait d’abord référence à des faits historiques consistant à lever une armée pour s’en aller guerroyer en Terre Sainte. Les croisés ne menaient pas une vie de saint. Au temps de la guerre froide, l’Amérique menait une croisade contre le communisme. « Croisade » est le terme employé par G.W. Bush après les attentats du 11 septembre pour annoncer sa future politique contre, disait-il, « l’axe du mal ». C’est un mot qui fait froid dans le dos.
Les dessous du contexte
Dans une acception moderne « croisade » a donc une résonnance particulière. En affirmant que « le président a pris la tête de la croisade pour mobiliser le Conseil de sécurité des Nations unies et puis la Ligue arabe et l'Union africaine », le ministre de l’Intérieur procède à un détournement de sens. Aucun mot ne peut être innocemment employé par un responsable politique. Laisser entendre que « croisade est « une expression courante » et que le mot « n'était pas très adroit, mais ça ne s'appliquait pas à ce à quoi on l'a appliqué », Henri Guaino qui se porte au secours du ministre laisse accroire que les mots sont sans importance et peuvent se substituer les uns aux autres indifféremment. Les dictionnaires disent le contraire ! Tout mot est caractérisé par une singularité sémantique. Le référent premier de « croisade » est celui des… croisés, c'est-à-dire des troupes levées par différents papes pour aller « libérer » Jérusalem. Cela ne se faisait pas dans un esprit peace and love. A chaque croisade son lot de violences.
Encore une fois, il faut mentionner l’importance du contexte d’énonciation. Il s’organise selon deux axes : une première ligne qui se réfère aux situations de recherche démocratiques des pays arabes et une deuxième ligne plus franco française liée à des initiatives à l’ordre du jour. C’est un pêle-mêle brouillon et hasardeux où se croisent l’annonce d’un débat sur l’islam, la question de la laïcité, l’évocation des racines chrétiennes, le discours de Latran, la reconnaissance des diplômes du Vatican, la supériorité du curé sur l’instituteur… Pour les peuples du sud de la Méditerranée, le terme « croisade » présente d’autres connotations.
Un mot de trope
La « croisade » menée dans le ciel libyen en passant le mur du son laisse voir une métaphore de belle facture. Il s’agit d’une figure de rhétorique qui consiste à recourir à l’analogie. Les précis de rhétorique nous apprennent qu’une métaphore n’est pas une comparaison raccourcie mais un procédé qui vise à rassembler en un seul terme plusieurs catégories de signification. Les actions militaires sont comme une croisade est-il dit en quelque sorte. Bien des éléments associent à ce terme un sens proche du sens premier : il y a une coalition, elle se construit en Europe pour aller agir sur les rives du sud de la Méditerranée, la notion de durée n’est pas définie, un objectif existe mais il n’est pas réellement précisé, l’effet de surprise est recherché.
La métaphore est la figure reine de la rhétorique. Elle est présente dans la poésie, dans la littérature, la publicité et bien sûr dans le discours politique. Jacobson souligne qu’elle est fondée sur une ressemblance qui existe souvent dans l’esprit de son auteur. Dans la plupart de situations, elle procède d’un transfert dans lequel le contexte joue le premier rôle. Le locuteur apporte sa caution statutaire et son image sociale. C’est la réception par l’auditeur qui fait qu’une métaphore est jugée acceptable ou non.
Le même terme employé par Jacques Higelin ne porte pas les mêmes connotations. La croisade des enfants n’appelle aucune remarque (http://cp.lakanal.free.fr/chansons/croisade.htm). De même la dénonciation virulente des conflits d’intérêt par Martin Hirsch, qualifiée de « croisade » par les médias a été perçue plutôt positivement par l’opinion et prise à partie par ceux qui se sont reconnus dans la critique. L’auteur, à cette occasion, a été présenté comme « l’ancien chevalier des solidarités actives », autre métaphore fortement dépendante de son contexte. En règle générale, le processus métaphorique tend à diluer le sens originel des termes ou celui qu’ils peuvent avoir dans d’autres contextes. Les théoriciens de la littérature mentionnent qu’une métaphore n’est jamais innocente. Elle exprime, précise Alain Robbe-Grillet[1], « un mouvement de sympathie ou d’antipathie qui est sa véritable raison d’être ». En l’espèce, la polémique née de l’usage de « croisade » pour qualifier les opérations militaires dans le ciel libyen repose sur la représentation attachée à la notion de croisade.
« Les métaphores sont une chosedangereuse. On ne badine pas avec les métaphores» écrit le romancier tchèque Milan Kundera[2]. Il ajoute aussitôt que « l'amour peut naître d'une seulemétaphore ». Seulement l’amour ?
[1] Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, éditions Galimard.
[2] http://www.amazon.fr/LInsoutenable-l%C3%A9g%C3%A8ret%C3%A9-l%C3%AAtre-Milan-Kundera/dp/207038165X/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1301154946&sr=8-1