Magazine Société

tolérance à la fraude

Publié le 20 mai 2012 par Hoplite

tumblr_lxh40zI3xz1qlmllxo1_500.jpg
























(...) Le monde de la finance ne constitue pas une tribu, ne serait-ce que parce que ceux qui travaillent dans sa sphère se redistribuent immédiatement en deux sous-populations : les décideurs et les non-décideurs. Même les non-décideurs prennent bien évidemment des décisions, individuellement ou en tant que membres de comités, mais celles-ci sont de nature purement technique, visant à résoudre des problèmes d’ordre pratique, sans conséquences pour ce qui touche à l’interaction de la compagnie avec le monde extérieur. Les décideurs décident et lorsque les implications de leurs décisions empiètent sur le monde des non-décideurs ceux-ci ne manquent pas de les déplorer, les évoquant péjorativement comme des interférences « politiciennes ».

Personnellement, et quel que soit le titre relativement élevé dont on m’ait gratifié (« First Vice-President » au sommet de ma carrière), j’ai toujours appartenu au sein de la finance au monde des non-décideurs. La compétence dont on fait preuve alimente en permanence une dynamique de promotion et, recruté initialement par une compagnie en capacité de programmeur, je me suis retrouvé après quelques mois rebaptisé « business analyst » en raison de ma bonne culture en finance proprement dite. Les promotions peuvent cependant atteindre un plafond, un « glass ceiling » comme on dit en anglais : un plafond de verre, séparant précisément la classe des non-décideurs de celle des décideurs. Ce plafond est constitué d’un jugement porté – explicitement ou implicitement – sur la capacité du candidat à fonctionner au sein du monde plus secret des décideurs.

Les décideurs aiment caractériser le critère d’appartenance à leur club en termes de compétence, mon expérience de dix-huit ans m’a cependant convaincu que ce critère était en réalité d’un autre ordre : la tolérance personnelle à la fraude.

Problèmes techniques et enjeux politiques

Une fois parvenu immédiatement au-dessous du seuil correspondant au « plafond de verre », le candidat est testé : il est invité à des réunions où sont évoquées des questions impliquant des décisions d’ordre politique. Je me souviens ainsi d’une réunion à laquelle j’avais participé et où la question posée était de savoir s’il fallait ou non rétrocéder des commissions à une compagnie qui nous transférait une portion de son chiffre d’affaires, j’imagine pour qu’elle puisse rester en-dessous d’un certain seuil fiscal, ou pour qu’elle puisse maintenir un certain statut, lui permettant de continuer à bénéficier d’un régulateur coulant par exemple. La rétrocession de commissions prendrait la forme classique de la commande d’études que nul n’aurait l’intention d’effectuer ou de la sous-facturation de services. Il ne s’agissait donc pas d’escroquerie de haut vol mais de malhonnêtetés à la petite semaine. Je m’abstins de toutes remarques mais mon silence dut être interprété en soi comme une marque de désapprobation car on ne me réinvita jamais à des réunions de ce type. Mieux, quand un peu plus tard je tombai accidentellement et sans m’en apercevoir initialement sur une supercherie de grande envergure, on me licencia aussitôt. Une alternative aurait consisté à me prendre à part et à m’expliquer de quoi il s’agissait, en me faisant comprendre que mon silence allait de soi, tactique qui était utilisée avec d’autres mais que l’on rejeta dans mon cas. Le fait que mon comportement général suggérait a priori une probité sans compromis transparut à une autre occasion, dans le cadre d’une compagnie où je découvris accidentellement que les cadres supérieurs recevaient des pots-de-vin de nos clients en échange d’un traitement plus favorable que celui prévu par les barèmes, pénalisant bien entendu la compagnie qui nous employait et plus particulièrement son propriétaire. Comme dans le cas précédent, c’était une certaine dextérité dans l’extraction et l’analyse de données appartenant à la comptabilité de mon employeur qui m’avait fait découvrir ces faits. Je fus convoqué dans les dix minutes qui suivirent ma découverte et on me dit sans ambages : « Vous comprendrez aisément que le nouveau contexte nous oblige à réclamer votre démission ».

J’aurais pu choisir de faire du bruit, mais j’entendais poursuivre mon expérience au sein du monde de la finance, et toute dénonciation de ce type m’aurait transformé en persona non grata dans l’industrie. Je m’en abstins donc prudemment. Privé d’accès à des fonds de recherche depuis 1989, je consacrai chaque fois les allocations de licenciement généreuses que l’on me consentait pour acheter mon silence à rédiger un livre relatif à ce que je découvrais, mais traité sur un plan plus général. Ce fut dans le premier cas rapporté ci-dessus : Investing in a Post-Enron World (Jorion 2003), et dans le second cas : Vers la crise du capitalisme américain ? (Jorion 2007).

Le profil que j’adoptais était celui du « savant distrait », du technicien absorbé par la résolution de problèmes purement techniques et prétendument incapable de noter les enjeux politiques du cadre au sein duquel il évolue. Cela suffisait en général à ce qu’on me laisse tranquille puisque je réalisais par ailleurs les tâches que l’on me confiait (le plus souvent d’ailleurs celles sur lesquelles mes prédécesseurs s’étaient cassé les dents, ce qui me rendait indispensable malgré mon caractère atypique et assez inquiétant). Il m’arriva pourtant un jour que l’on me rappelle en termes explicites la nature des enjeux politiques et leur préséance sur la résolution technique des problèmes. L’anecdote mérite d’être rapportée car elle est éclairante en soi quant au monde financier et au rapport de force existant entre lui et ses autorités de tutelle : le régulateur étatique qui supervise, en principe du moins, son activité.

Je faisais partie à l’époque d’une équipe de consultants introduisant dans une banque européenne (la plus importante du pays en question) le protocole de gestion du risque « VaR », Value at Risk. Les autorités de tutelle avaient imposé que les banques produisent dorénavant journellement ce chiffre de Value at Risk exprimant, pour dire les choses en deux mots, sa perte maximale probable au cours d’une période donnée, vu son exposition au risque sur les marchés. Mon rôle consistait à tester le logiciel que nous installions. J’avais pour cela créé un portefeuille fictif de l’ensemble des instruments de dette que possédait la banque, dont je calculais le prix « à la main », c’est-à-dire en ayant créé un modèle de cet instrument sur un tableur, puis je comparais les valeurs obtenues à celles que le logiciel générait pour les mêmes configurations. Or ça ne collait pas : on trouvait dans les prix des produits (en amont du calcul de la « VaR ») des erreurs de l’ordre – si je me souviens bien – de 1%, ce qui sur des portefeuilles de la taille des portefeuilles bancaires était tout à fait inacceptable.

Je demandai à examiner le code (C++), ce qu’on m’accorda, bien qu’en me maudissant silencieusement. Le code était correct et il ne s’agissait donc pas d’un bug, d’une erreur de programmation. La méthodologie VaR était codée à l’intérieur d’un module inséré lui au sein d’un logiciel beaucoup plus vaste. Je me mis à examiner les chiffres en entrée dans le module VaR en provenance du logiciel général. La source des erreurs était là. Or ce logiciel était d’usage courant depuis plusieurs années, installé dans des centaines de banques de par le monde, le vendeur bénéficiant d’une part considérable du marché. Nos services étaient coûteux pour la banque hôte et l’équipe à laquelle j’appartenais était restée bloquée depuis plusieurs jours, attendant le résultat de mes investigations. La nouvelle que j’annonçais : que le problème était en amont et beaucoup plus général que nul n’avait envisagé puisqu’il affectait la valorisation de produits financiers très répandus, jeta la consternation.

Quelques jours plus tard, la banque organisait un cocktail dans un excellent restaurant de la ville. J’étais là, mon verre à la main, quand un vieux monsieur m’aborda : « Vous savez qui je suis ? » Non, je ne le savais pas. Il me dit son nom qui m’était familier : c’était celui du numéro deux ou trois de cette grande banque dont tout le monde connaît le nom. « Et moi je sais qui vous êtes : vous êtes l’emmerdeur qui bloquez tout. Il y a une chose que vous n’avez pas l’air de comprendre mon petit Monsieur : le régulateur, ce n’est pas lui qui me dira ce que je dois faire. Non, ce n’est pas comme ça que les choses se passent : c’est moi qui lui dirai quels sont les chiffres, il ne mouftera pas et les choses en resteront là. Un point c’est tout ! » Et il tourna les talons, me plantant là, moi et mon verre.

On s’interroge aujourd’hui pourquoi dans la période qui s’acheva en 2007 les régulateurs de la finance étaient assoupis aux commandes. Mon expérience m’avait offert la réponse : le rapport de force existant véritablement entre banques et régulateurs. (...)

Paul Jorion 2010/source

*************************************************************************

Je vous suggère de lire entiérement ce texte de Jorion, tellement il est éclairant sur le fonctionnement intime et criminel de la finance globalisée. Michéa y fait une brève allusion dans son dernier opus (Le complexe d'Orphée), non sans raison. Jorion y décrit, avec l'oeil de l'anthropologue qu'il est, et du candide aussi, les situations de ruptures professionnelles que vont amener ses compétences hors-normes et sa simple probité dans un milieu, donc, ou ce qu'il est convenu d'appeller "esprit d'équipe" n'est en fait que l'aptitude à tolérer l'usage systématique de la fraude. passionnant+++


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Hoplite 212 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog

Magazine