Magazine Humeur

Du blanc maculé de sang

Publié le 20 mai 2012 par Lababouchk

2009_10_01_Porc_Pekin.jpg Pointage. Direction le vestiaire. Enfilage de la marinière réglementaire, du pantalon et des bottes de sécu assortis. C’est la marée basse et vous avez assurément l’allure chic d’un chirurgien-marin pêcheur. Vous seront proposés un tablier jetable d’un bleu tiers-monde assorti aux manchettes et aux deux paires de gants fortement recommandées. Vous n’y êtes pas encore mais ça sent déjà la barbaque. Ambiance Aïd-el-Kebir à l’échelle industrielle. Au programme, mélange aseptisé de graisse et de sang. Il fait froid, mais encore plus que la rumeur populaire voulait vous le faire croire.

Prise de poste. A la vue du carrousel transportant les carcasses du point A au point Z de la production, vous vous souvenez du petit lapin désorienté qui vous a accueilli sur le parking. Vos encouragements pour qu’il retrouve la liberté n’y feront rien, ce con court déjà en direction de sa mort programmée. Il ne sait pas qu’un lapin en amène 250.000 autres à la semaine. Ni plus qu’étourdi, saigné, dépecé et éviscéré, il finira bidoche avec pour seule identité, celle d’un numéro de lot. Sait-il que décapité, il rejoindra ses nombreux frères et sœurs consanguins crochetés sur ce tourbillon d’acier chromé qui a tout d’un manège désenchanté ?

Goutte à goutte d’hémoglobine. Pluie rouge qui ne tombe pas au hasard. Crissement de scie circulaire à  chaque animal réduit en puzzle. Découper, éviscérer, transporter, trainer, jeter. Voilà la gamme des possibles de votre autonomie. Ne surtout pas prendre d’initiative, sous peine de déséquilibrer le désordre qui se veut organisé. Votre mission si vous l’acceptez mettre toutes les pièces dans un ordre anatomiquement incohérent. La tête en deux placée sous les cuisses. Le râble par 3 au sud de la barquette. Une mono-dose de Marijane de Provence posée en respectant scrupuleusement le cahier des charges. Ni trop à droite, ni trop à gauche mais surtout pas au centre. Apothéose, le morceau de foie surplombant cette œuvre picassienne. C’est là que vous vous dites que quelque chose ne va pas. Le foie chez nous équivaut au cœur, y a donc comme un hic. Ici, il finit apparent à la vue de tous. Si ce n’est au kilo dans une barquette en polystyrène noir comme l’enfer.

Tout de suite, c’était plus clair. J’ai repensé à S. qui officiait dans ce même lieu pendant une longue année en horaires odieusement décalées. Il n’y avait plus l’ombre d’un doute, la raison était matérialisée en ces lieux. Cette raison qui fit d’elle une personne plus froide que la viande qu’elle avait brassé. Ici, l’humanité n’a pas le droit de citer, tu marches ou tu crèves. Sur une base de prédisposition à devenir l’ombre d’elle-même, là était le déclic. Parce que travailler en ce lieu 9h par jour, en compagnie d’ouvriers qui ne savaient que machinalement vivre leur vie, devait sans doute laisser quelques séquelles. Etre réduit à la flexibilité et aux cadences effrénées ça doit assurément te mettre un double-side-kick direct dans l’âme.

Taillable, jetable, interchangeable et corvéable à merci. Tous ensemble mais surtout chacun à son poste dans cette fourmilière où vous n’êtes qu’une particule de poussière. Il serait humain de vouloir shooter dedans à pieds joints. Et pourtant, il se trame quelque chose qui vous donne du baume au cœur. Les fourmis titulaires commencent à faire ce qu’elles croient être leur révolution. Elles osent en ces temps de disette nationale, revendiquer l’espoir paradoxal de travailler moins. Non pour gagner plus mais pour passer plus de temps en leur foyer que dans une chambre réfrigérée. Ici, le temps est long, s’il n’est mort et ses minutes dilatées. Ces milliers de barquettes qui circulent sous vos yeux finiront sur les tables de jardin en PVC vert sapin de la classe plus ou moins moyenne. Souhaitons leurs, au milieu des fumées barbecues, convivialité, éclats de rire et grand soleil. Fait-il beau dehors ? Pleut-il ? Vous ne le saurez jamais, puisque vous rentrez ici le soleil n’est pas levé et vous en sortez la nuit est déjà tombée.

C2SB

- Remerciements -

Merci à Madame Je-sent-la-transpi de Crevard-people qui me propose des missions 10 minutes après que l’équipe ait intégré le Goulag. Je suis disponible mais pas dévouée copine alors ne compte pas sur moi pour mendier parce que l’offre et la demande c’est pas unilatéral que-même.

Merci à tous ces lapinoux & chevreaux qui finissent mal en se sacrifiant naïvement sur l’autel de l’industrie agroalimentaire.

Mais surtout, merci à mon fidèle collant Damart de Super-Esclave qui m’a permis de ne pas sombrer dans l’hypothermie au premier quart-temps.


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