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Un second monologue d’une femme sur les violences conjugales

Par Montaigne0860

Ce second monologue fait également partie intégrante de la pièce Des Illusions Désillusions. Au début, il n’appartenait pas à la pièce elle-même et a été rajouté lors de la survenue dans le groupe de femmes d’une femme étonnante qui avait connu des violences et m’avait conté son histoire. A partir de son récit j’ai imaginé la situation qu’on découvrira et qui permet de relater à  peu près, avec de petites inventions adjacentes, le vécu de cette femme d’exception.

Une vieille femme est assise de trois quarts dans un fauteuil à bascule, une couverture sur les genoux. Elle s’adresse à une journaliste qu’on ne voit pas et dont on n’entend pas les questions. Le public figure donc la journaliste. Chaque paragraphe laisse supposer une nouvelle question. Il faut laisser entre chaque paragraphe un temps d’attente, où l’actrice mime l’écoute de la question. Elle pourra par instants de lever pour préciser ses réponses.

Oh vous savez, moi, ma bonne dame, je n’ai pas grand-chose à dire. C’est quoi le nom de votre canard ?

Ah oui, c’est ça, « Femmes », ça s’appelle « Femmes », oui, un mensuel, ça paraît tous les mois quoi…

Ah c’est pour un numéro spécial, sur quoi, vous dites ?

Sur les violences conjugales ?! Tu parles d’un sujet à la graisse de chevaux de bois… les violences conjugales, je t’en ficherais, moi, vous ne pouvez pas choisir un titre plus… comment dire… oh, ma pauvre tête… comment dire ? un titre plus vrai, « violences conjugales », mais c’est n’importe quoi, on n’entend pas les gifles, les cris, les gémissements.. c’est un cache – misère votre truc !

Comment ? Un autre titre ?!! Mais je n’en sais rien moi, je ne sais pas ma bonne dame, faudrait dire un truc du genre : les femmes battues, cognées, humiliées, traînées dans la boue… oh, je ne sais pas, ma pauvre tête… et puis ce n’est pas à moi de faire votre boulot, dites-donc ! Non, non, débrouillez-vous !

Oui, oui, c’est ça, j’ai toujours habité dans cette maison isolée ; c’était Jacques qui en avait hérité.

Oui, Jacques c’était mon bonhomme, pas mon mari, s’il vous plaît, pas mon mari. Un mari c’est attentif, un bonhomme, ça rentre, ça sort, ça cogne… enfin, un mari c’est tout le contraire de mon Jacquot de la mort, c’est du solide un mari, ça parle doux… oh ma pauvre tête… Lui mon Jacquot c’était dans le genre brute épaisse, si vous voyez ce que je veux dire.

On était isolés, oui, oui, isolés, je vous dis. Pas la maison seulement, la bonne femme aussi, moi, oui, moi, avec les enfants, nous, isolés, c’est clair ? Oh, ma pauvre tête… faut tout vous expliquer à vous… dites-donc, vous avez fait des études ?

Ah ben, heureusement, qu’est-ce que ça serait !

Les coups ? Ah oui, alors ! Il cognait sur tout ce qui bouge… et dans une maison, qui est-ce qui bouge ? Je vous le demande, ben oui, la bonne femme, moi, oui, moi, et les enfants aussi.

Comment ? Mais parlez plus fort ! Ah ma pauvre tête ! Pourquoi je ne suis pas partie avec les enfants ? Ben, je n’ai pas le permis de conduire figurez-vous et à supposer que j’aie eu le permis, y aurait encore fallu que j’aie une voiture.

Oui, je sais, je sais, oh ma pauvre tête, oui, oui, j’aurais pu partir à pied, ça c’est vrai. Pour une fois que vous faites une remarque intelligente. Attendez, laissez-moi réfléchir, reprenons : pourquoi je ne suis pas partie… oui, à pied, oui, avec les enfants, attendez, je vais vous répondre.

Mais attendez, bon sang !! Oh les journalistes, toujours pressés…C’est une manie, chez vous !

Là, voilà, tranquille, une minute, on se pose…

Oui, oui, je sais ce que je dois dire, mais c’est dur à venir, attendez. Oh, ma pauvre tête…

Eh bien, je ne suis pas partie parce que j’espérais. Avec mes huit enfants, j’espérais…

J’espérais quoi ? Ah, ça c’est dur à dire, bon sang, vous en avez de ces questions… j’espérais quoi ?

Attendez. Oh, ma pauvre tête, j’espérais figurez-vous, j’espérais qu’il se corrigerait, j’espérais pouvoir le calmer, le Jacquot de la mort. Vous savez ce que c’est une maison avec huit enfants, avec des tables, des chaises, des lits, du chauffage, une cuisine, des assiettes et de quoi manger. On ne peut pas quitter ça comme ça, oh ma pauvre tête. On a toujours l’espoir d’améliorer le butor, d’apprivoiser la bête. On l’aime quoi, on l’aime quand même… malgré tout.

Et pourquoi on espère ça ? Eh bien pour que ça continue, pour que ça reste comme c’est. Je me croyais assez maligne pour le ramener à la raison, le garder à la maison, l’améliorer, le rendre meilleur, le ramener, le ramener tout court, voilà pourquoi je suis restée avec mes huit, voilà, voilà… malgré les coups, avec mes huit… pour que ça reste comme c’est…

Non, non, ne me remerciez pas, de rien… oui, ah vous avez encore une question ? Allez-y, oui, oui, oh tant qu’on y est… vous savez, je n’attends plus rien, vous savez, j’ai tout mon temps, oui, allez-y…

Qu’est-ce qu’il est devenu ? Lui ? Le Jacquot de la mort ? Un arbre, ma bonne dame, un arbre, il est venu l’embrasser en plein dans le capot. Dérapage, verglas… Oui, c’était pas beau à voir !

De la peine ? J’ai éprouvé de la peine ? Non, mais vous rigolez ma bonne dame, oh ma pauvre tête, vous rigolez…

Et après ? Après quoi ? Ah oui, après sa mort, oh ben, après, les aînés sont allés au boulot, et ils ont partagé leur paye avec nous, c’était drôlement agréable. Je faisais des confitures à la framboise, pas de la gelée hein, non, non, de la confiture de framboise, c’est bien meilleur, ça croque sous la dent, et puis j’avais mes patates, mes poules, tout ça… ah tiens, il me revient un truc, ça ne vous intéresse peut-être pas pour votre canard, euh pardon, pour votre mensuel…

Je vous le dis comme ça, hein, vous le mettrez ou pas dans votre canard, je m’en fiche. Oui, oui, un truc marrant, enfin, pas marrant, mais curieux. Voilà, on avait un coq, un gros hein, il chantait bien, il faisait bien son travail de coq avec les poules, ça on ne peut pas dire, un vrai gros coq… on l’avait baptisé Jacquot, je ne sais pas pourquoi, oui, oui, Jacquot… Et puis, un jour un de mes fils arrive, tranquille, il sort de sa voiture, et voilà notre Jacquot qui se jette à sa figure, dis-donc, il essaie de lui becqueter les yeux en lui sautant à la tête, on aurait dit qu’il le guettait. Vers le soir, dès que le coq est rentré dans l’appentis avec ses poules, moi, je l’ai attrapé et je lui ai tordu le cou dans le soleil couchant, les rayons ont rosi un instant ses plumes, près de la mare… c’était brutal, du travail bien fait. Je l’ai préparé le soir même, j’en ai fait un coq en pâte et il a fallu une semaine pour le manger. Qu’est-ce qu’on s’est régalés ! C’était bon !

Oui, je me demande pourquoi je vous raconte ça…

Non, non, je n’ai plus mal à la tête. Ça me fait du bien de vous parler de tout ça, mais quand ça paraîtra dans votre canard, ne citez pas mon nom, hein, je ne veux pas.

Ben, parce qu’il n’y a aucune gloire à être une femme battue, tiens. Aucune. Non, aucune. Et puis, c’est du passé. Assez de ressasser le passé.

Merci, oui, oui, allez-vous en. C’est mieux !

Non, ça n’est pas la peine, non, non, je ne le lirai pas.

Non, je vous dis, ne me l’envoyez pas. Gardez votre canard, je ne lis jamais les journaux.

Ce que je fais ? Je rêve, ma bonne dame, je goûte chaque instant, je n’ai pas le temps de faire autre chose. C’est ma vie, je rêve. Il paraît qu’il y a des gens qui ne rêvent jamais, moi, je les plains, moi, je rêve jour et nuit. Je rêve, oui, oui, je rêve… faut bien rattraper, hein, faut bien, oui, oui, faut bien…


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