our qui a suivi l'actualité ces derniers temps, il était difficile de passer par-dessus la séquence présidentielle, particulièrement dans les grandes chaînes généralistes, TF1 et France 2 qui retiennent autour de 70% des spectateurs en moyenne sur un an.
Loin du traitement rhétorique que sollicitent logiquement les programmes et de la bataille d'idées que devrait générer une campagne présidentielle, nous avons eu droit à une à une mise en scène aussi croissante que creuse de cette séquence, à un degré jamais atteint.
Cette dynamique de spectacle a culminé avec la soirée du deuxième tour, offrant quelques moments de discussion égarés dans une alternance de plans de foules, de courses au candidat et de mises en décor diverses, où l'image a pris quasiment toute la place, sur un tempo vitaminé, saturé d'images façon publicité, qui disqualifiait la réflexion, la mise en perspective de cette période citoyenne majeure.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette transformation de la politique en spectacle.
La politique se met en scène chaque jour. Chaque jour elle passe sur toutes les chaînes et spécialement celles allouées à l'Assemblée et au Sénat. Le fonctionnement même des assemblées s'est adapté au timing médiatique. Les politiques de tous bords courent après la moindre caméra, pour le noble objectif de délivrer le message de leur formation ou pour booster une notoriété en berne, accélérant ainsi leur carrière tant à l'intérieur de leur parti qu'à l'extérieur. Les électeurs sont supposés sensibles à l'image, la visibilité, l'apparence et les critères qu'elles imposent, loin de la réflexion sur les programmes. Et ils le sont, effectivement. Les élus construisent, adaptent et déclinent leur discours, voire leur programme, pour séduire selon les critères de l'image : propositions simples, profilables en formules-chocs et susceptibles de créer une émotion, mieux, un dissensus qui provoquera du débat autour de la mesure. La règle fondamentale étant le principe publicitaire : il est préférable de parler d'un produit, même en mal, plutôt que de le laisser tomber dans l'anonymat. Accessoirement, ces produits et mousse autour font glisser dans l'ombre des sujets et des personnes bien plus importants.
Cette mise en scène du politique, quotidiennement répétée, induit logiquement un effet d'habitude. Les citoyens acceptent, voire sollicitent ce type de traitement. A réformes « visibles » répondent des politiques « vus à la télé ». A petites phrases répondent gros débats et inflation de l'image. Les moments forts, par voie de conséquence, concentrent, radicalisent la forme politique spectaculaire. Dynamique et effets se répondent, s'alimentent l'un l'autre et nous sortons à terme du politique pour entrer dans la communication multimédias.
Les français sont irrités par cette dérive, les enquêtes prouvent leur défiance vis-à-vis des médias, leur rejet de la communication politique. Il n'en demeure pas moins qu'ils passent près de 3h30 devant leur téléviseur chaque jour. L'univers qui est le nôtre devient de plus en plus virtuel et nous apprenons littéralement à vivre notre réalité dans les images qu'on nous en donne. La vie devient un véhicule sans objectif et sans autre moteur que l'envie que provoquent des simulations de conduite. Ainsi des valeurs et des idéaux, que nolens volens nous exportons des écrans pour en faire les GPS de nos vies dépourvues de substance.
L'homme étant un être d'affects, la télévision et l'ensemble de l'univers médiatique ne peuvent oublier d'entourer chaque tranche d'image d'émotion. La politique, lieu central et antique du vivre-ensemble - compris comme un choix lucide d'une forme de société réglée - ne peut non plus échapper à cette espèce de transsubstantiation de pixels, d'ondes et de rôles en vie réelle. Mieux, la politique est sommée par ses porteurs et ses diffuseurs de devenir exemplaire de la virtualisation en cours. Elle doit faire événement, stupéfier et sidérer, pour célébrer non les patientes réussites de la raison, mais la victoire magique de l'émotion. Ainsi, les chaînes publiques et privées pourront consacrer la fin de la politique telle qu'elle fut et amplifieront ce mouvement en cours sur toute la planète, qui est celui de l'investissement par l'être humain de l'image, que Wharol désignait peut-être en prophétisant que « dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale ». Autre manière d'affirmer que nous pourrons joindre bientôt la vie et l'image, dans un miroir perpétuel fatalement narcissique, pour le pire des scénarios...
Ce serait peut-être faire l'impasse sur un fait, sans doute moins frappant. L'audience télévisuelle baisse de manière continue depuis l'an 2000, alors qu'elle n'avait fait que croître jusqu'alors. Les jeunes générations passent moins de 2h30 par jour devant le téléviseur.
Si la qualité des programmes n'est sans doute par pour rien dans ce désinvestissement, l'influence des nouvelles modalités du virtuel est à l'évidence un facteur important et croissant dans ce recul de l'audience. Plus particulièrement, l'apparition et le développement des réseaux sociaux qui mobilisent une quantité toujours plus grandes d'internautes. Ce qui n'a pas manqué d'impacter les séquences politiques dernières, événements incandescents et longues maturations aussi bien.
Faut-il pour autant penser que rien de nouveau sous le soleil et qu'un virtuel chasse l'autre ?...
La télévision comme le Net relèvent l'un comme l'autre du virtuel. Nous sommes, dans les deux cas, plongés dans un monde d'images. Plus encore avec le Web, cependant, dont l'infinité océane propose une immersion beaucoup plus étendue et diverse.
Pay per view ou pas, la télévision, est essentiellement hiérarchique, verticale, descendante. On ne choisit pas tout ou partie des programmes, on n'a pas de possibilité d'influer sur leur cours et encore moins de proposer ses propres programmes, sauf à disposer de moyens hors de portée de la plupart pour lancer sa propre chaîne. Sur cet écueil ont échoué bon nombre de télévisions amateurs et locales menées à l'huile de coude par des bénévoles qui finirent par se lasser. D'autant que les autorités n'ont jamais mis les moyens juridiques et financiers pour aider réellement les initiatives de ce type, leur permettre d'exister puis de se développer. On le voit encore avec le CSA, « fluidificateur » du marché, qui ne se sent pas concerné par la démocratie des ondes, ni leur qualité, mis à part des interventions tout à fait rares et dont certains ont dénoncé la partialité.
Le Web permet à chacun de bricoler sa télévision avec des outils librement accessibles, pas si compliqués et une audience potentielle infinie. Les possibilité de dé-linéarisation – voir en discontinu, en différé, mélanger des images et des sons de différentes provenances quand et comme on le souhaite – y sont aussi développées. Ce qui induit un rapport plus personnel, plus autonome et plus réfléchi à l'image, à ce qu'elle est et à ce qu'elle produit. Distance critique et maîtrise.
Volonté de maîtrise que l'on retrouve dans la dynamique des réseaux sociaux qui fédèrent le plus grand nombre d'internautes, depuis maintenant plusieurs années. D'après les études récentes, ils compteraient près d'un milliard d'utilisateurs dans le monde.
La différence essentielle avec le modèle passif et univoque de la télévision, malgré les forums et autres lieux d'inter-activité illusoire fournis par les chaînes, est bel et bien l'échange. Malgré le narcissisme et le côté moutonnier qu'on peut y percevoir, les réseaux sociaux proposent ce qui manque par nature à la télévision, le partage, l'inter-activité par rapport à une info, un programme qui peut changer du tout au tout, voire être éliminé par la rétro-action que fournissent en permanence les internautes, sur la valeur et le contenu d'images qu'ils observent mais n'absorbent plus. Ainsi des programmes de télévisions du Web, radios et autres séquences multimedias qui deviennent de plus en plus des architectures collectives, tant au niveau des productions que des financements et de l'esprit qui préside à leur élaboration. On est loin des directions de programme des grosses chaines publiques et privés, qui méconnaissent royalement le client, le citoyen ou l'usager osant les interpeller et ne lui adressent au mieux qu'un message inepte en réponse..
La fabrique de programmes sur le Net, l'annexion de l'image, du film, de l'info par les internatures eux-mêmes demeure encore très minoritaire, mais elle va croître par la nature même des réseaux sociaux et la facilité grandissante du traitement multimédia par des outils collaboratifs, gratuits, dont la qualité s'améliore de plus en plus vite.
La majorité des interventions, échanges, partages concernent, donc, des programmes multimédias qui n'appartiennent pas aux internautes des réseaux sociaux ou indépendants. Il n'empêche que l'approche qui en est faite sort aussi du paradigme autoritaire de l'ancienne télévision, car, fondamentalement, la perspective politique et médiatique dans les réseaux sociaux particulièrement, est seconde.
L'approche des programmes, en réseau social, est prioritairement une revisitation. L'utilisateur de réseau commente les images, les sons et les textes qu'il a vus, et retenus. Il propose un ou plusieurs critiques – qui sont souvent elles-mêmes des vidéos et/ou des séquences téléweb -. Nous sommes dans « le regard éloigné » (Levi-Strauss), qui peut distinguer les failles, les procédés, la qualité ou la pauvreté des programmes. Bref, le téléspectateur absorbait, l'internaute déconstruit, reformule, et élabore son univers. Il se sert des programmes, des créations avant de servir leurs visées mercantiles ou manipulatrices.
Ce méta-discours fondamental peut-être simple ou très élaboré, c'est selon. Il est, de toute façon, une critique de l'offre culturelle multimedias. L'internaute offrant ou relayant un film ou une info ajoutera toujours une forme de discours, de critique positive ou négative. Distance critique.
Comme il n'est pas seul et que le fonctionnement des réseaux sociaux induit naturellement la relation, cette mise en abyme individuelle se verra modifiée. Un autre la minorera ou l'augmentera, la détournera. Ainsi, la séquence émotion, le propos politique habilement calibré, se verra retourné ou ré-utilisé sans que l'initiateur puisse garder la main, ou sinon par des moyens autoritaires qui le desserviront aux yeux de son public. La réalité d'un programme, d'une programmation, n'est plus figée mais devient quelque chose de mouvant situé au confluent des regards du créateur et des internautes.
C'est en quelque sorte l'émergence d'une réappropriation à laquelle nous assistons et nous participons. Immergés dans la virtualisation nouvelle, par son
fonctionnement même nous avons la capacité, et maintenant l'habitude, de revisiter, de reformuler, de reconstruire l'offre émanant des pouvoirs politiques et culturels. L'architecture et la
vocation des réseaux sociaux nous le permet. Que nous le voulions ou non, nous nous trouvons en position de décrypter/crypter les injonctions imaginaires qui venaient heurter en permanence notre
passivité obligée, avec la télévision. Nul doute que l'avenir va apporter des améliorations et que les interventions sur des infos ou des fims, par exemple, pourront se faire en tant réel, au
niveau des images, des sons et de leur architecture, ce par une ou plusieurs personnes. L'arbitrage sera plus que nécessaire, le poids, la capacité et la volonté du nombre rendant obsolète toute
main-mise autoritaire et unique.
Evidemment le réel longtemps refoulé se venge. L'inter-activité que le pouvoir a toujours voulu tenir à l'écart revient par la grande porte. Cette effervescence discursive a fatalement des retombées démocratiques sur le Net d'abord. Les réseaux sociaux collaboratifs se multiplient, même si peu percent par l'effet de notoriété d'une poignée d'entreprise de réseau social. Demain l'échange égal balaiera tout ça, d'autant que les Facebook et Twitter, pour ne pas les nommer fonctionnent hors de ce paradigme de l'échange et ont des initiatives malheureuses financièrementn - introduction en Bourse et recherche effrénée de données personnelles par Facebook; annonce par Twitter que les messages des internautes ne leur appartenaient plus - mais surtout symboliquement. A terme, ce sont des réseaux sociaux autonomes qui vont voit le jour, et sans doute quelque chose qui aura l'envergure de Wikipedia, transporté au réseau social. Cela paraît inéluctable, anthropoliquement incontournable. Une croissance vers la maturité, l'autonomie et l'auto-production. De la même manière, il paraît inéluctable que le Net s'affranchissent de la tutelle de l'ICANN et donc des USA.
Nous construirons demain notre réalité qui n'aura de reconnaissance, de caractère commun que par la multiplicité, la complémentarité, l'harmonie des interventions qu'elle aura nécessité. Une réalité construite par le commun n'est-ce pas la définition du mot "société" ?...
L'internaute a dès aujourd'hui le pouvoir de faire son territoire qui participera des territoires des autres, sans l'annexer. Comme un musicien qui refait une énième version de « knockin 'on my heaven's door » élabore un morceau qui porte ce nom mais est essentiellement autre, avec d'autres significations, d'autres valeurs et d'autres connotations.
Il ne s'agit plus d'appliquer un à un les item imposés par un catalogue de modelage à usage des cervelles culturelles conformes, mais de créer la matrice imaginaire correspondant à notre identité unique, inviolable et grégaire. Matrice qui fécondera le réel et sera fécondée par lui car ils sont, heureusement, indissolublement liés.
Sept milliards d'humains sont aujourd'hui candidats.