Voici comme promis la suite de notre chronique d’hier sur la conception un peu particulière qu’ont nos éminences de la fiscalité. Nous en étions restés à la situation des contribuables qui, légitimement et sans se faire le moins du monde vilipender, choisissent la voie licite la moins imposée.
Par Frédéric Wauters, depuis Bruxelles, Belgique.
Lire la 1ère partie :
L’indépendant accusé à tort
Seulement voilà. Ce qui, pour le particulier, semble parfaitement normal, prend chez l’indépendant une connotation négative. Utiliser sa société pour payer moins d’impôts en toute légalité est absolument scandaleux pour nos deux trublions fiscaux. Exemple parmi d’autres : plutôt que d’acheter ma maison seul, je l’achète avec ma société. Elle en acquiert l’usufruit pour 20 ans, et j’achète la nue-propriété. Après 20 ans, l’usufruit de ma société s’éteint, et je deviens plein propriétaire de la maison de plein droit et sans acquitter de nouveaux impôts. Pour autant, du moins, que cet achat scindé satisfasse à une myriade de conditions destinées, justement, à prévenir les abus. Durant les 20 premières années, ma société, qui est la seule à pouvoir légalement jouir du bien, le met gratuitement à ma disposition, et paie en plus mes factures d’eau, de chauffage et d’électricité. Illégal ? Pas le moins du monde. Chacune de ces libéralités a un prix : un avantage de toute nature (ATN), évalué de manière forfaitaire, est rajouté à mes revenus, et je devrai payer des impôts dessus. Ce forfait est inférieur à la valeur réelle, c’est parfaitement exact. Mais le législateur est un bel hypocrite : c’est lui qui choisit la valeur qu’il doit prendre. S’il n’est pas content, au lieu de pousser des cris d’orfraie, il n’a qu’à l’augmenter. Il vient d’ailleurs de le faire pour la mise à disposition gratuite de l’appartement : le montant de l’ATN a doublé par rapport à l’an dernier, et commence à se rapprocher du montant d’un loyer. En attendant, tout ceci est légal.
La “disposition anti-abus”
Dernier acte de la pièce : nos politiciens décident que ce n’est pas bien, que les indépendants sont des salauds de profiteurs et qu’il faut les taxer. La réaction logique serait d’augmenter la valeur des ATN, ou de supprimer certaines dispositions du Code de l’Impôt sur les Revenus (CIR). Après tout, ce sont eux qui votent les lois, non ? Mais plutôt que de choisir cette voie facile, ils décident de se doter un bazooka : ils ajoutent au CIR un article 344 censé rendre nuls les montages qui ont pour but d’éviter l’impôt. Encore une fois, l’absurdité de la chose est patente : plutôt que de supprimer les mesures fiscalement favorables, on préfère permettre au fisc de les annuler quand bon lui chante. C’est l’introduction de l’arbitraire en lieu et place du droit. Inutile de le dire, cette disposition controversée ne tient pas devant les juges. La Cour de Cassation sonne la fin de la récréation et réaffirme la légitimité de l’évitement limite de l’impôt. Notons au passage la remarquable constance de la Cour, qui, depuis plus de 50 ans, suit la même ligne contre le fisc.
Les lecteurs intéressés par l’historique de la notion d’évitement légitime de l’impôt et la différence entre fraude et évitement licite trouveront un excellent résumé de la chose dans le cours de droit fiscal dispensé par Maître Thierry Afschrift à la Solvay Brussels School of Economics & Management.
Aujourd’hui, entouré d’un grand brouhaha médiatique, l’article 344 renaît de ses cendres, dans une version revampée et reliftée. Et le ministre croit dur comme fer que cette fois-ci, il va coincer tous ces salauds de fraudeurs — qui, je le rappelle, ne sont ni des salauds, ni des fraudeurs. Très enthousiaste, il rédige une jolie circulaire pour expliquer à ses fonctionnaires comment y parvenir. La lecture de cette circulaire fait en effet très peur. Et les salariés, qui se croient à tort à l’abri, feraient bien de trembler : une lecture stricte des intentions de la circulaire et des exemples fournis ne laisse planer aucun doute sur la volonté de ratisser le plus large possible. Vous vous rappelez de la “donation strip-tease” ?
Et bien voici ce que dit le ministre dans sa circulaire :
La notion d’ensemble d’actes juridiques réalisant une même opération vise également la décomposition artificielle d’une opération en actes successifs s’étalant sur une période plus longue que l’année d’imposition […] Lorsque les actes sont ainsi répartis sur plusieurs années, l’administration pourra tout de même appliquer l’article 344 §1er, CIR 92, à condition de démontrer l’unicité d’intention entre les opérations.
À le lire, donc, la moitié de la population “abuse” de la loi. Heureusement, le croquemitaine se dégonfle à vue d’œil. J’ai parlé à quelques fiscalistes et spécialistes du droit récemment, pour leur faire part de mes inquiétudes à la lecture de la circulaire du ministre Vanackere. Tous m’ont rassuré : cette circulaire serait en grande partie inapplicable et les fonctionnaires qui tenteraient la chose se verraient déboutés par les tribunaux. Probablement après quelques années, le temps qu’il y ait jugement en première instance, puis appel, puis éventuellement cassation et rejugement en appel.
Ce sera dommage pour les pauvres contribuables tombés dans leur ligne de mire. Mais les autres pourront dormir sur leurs deux oreilles, et c’est tant mieux. L’arbitraire ne devrait jamais pouvoir remplacer une loi. Seule la fraude est — à juste titre — punissable. Mais nul ne devrait craindre pour sa sécurité financière simplement parce qu’il essaie comme il le peut d’échapper à l’une des pressions fiscales les plus élevées du monde, sans dépasser les limites de la légalité.
Le Grand Méchant Fisc, qui voulait souffler sur les constructions fiscales, en sera pour sa peine. Comme dans le dessin animé de Disney, que je vous livre ici en guise de conclusion…
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