PRESENTATION DU ROMAN
L’Annonciade : c’est vrai que ce titre est assez énigmatique, surtout si l’on n’est pas de Lyon. Et puis même… Je suis persuadé que bon nombre de lyonnais ignorent à quoi il fait référence.
En fait, il s’agit du nom de la rue où a lieu le meurtre sur lequel repose toute l’intrigue du roman. Cette rue existe bel et bien, elle se trouve dans le quartier des Pentes de la Croix-Rousse. J’aurais pu choisir n’importe quelle rue de cet endroit, surtout que celle-ci est certainement une des plus banales des Pentes, mais le nom me plaisait beaucoup, à cause de sa consonance : elle rappelle les noms médiévaux qui sont encore assez courants à Lyon, surtout dans la vieille ville. Et puis, « annonciade » est proche du terme « Annonciation », donc de Marie, et cette dernière est la patronne et la protectrice de Lyon. De plus, tout enfant né à Lyon (fortuitement ou volontairement) est placé automatiquement sous la protection de Marie, c’est ce qu’affirme une inscription placée dans la Chapelle de la Vierge à Fourvière. Je ne pouvais pas choisir meilleur patronage pour ce roman…
Pourtant, ce n’est pas Marie qui est sur la couverture. C’est Saint-Michel. Sa statue se trouve sur la basilique de Fourvière, en dessous de celle de Marie –hiérarchie oblige. Il pointe sa lance sur le dragon qu’il est en train d’écraser. Mais je lui trouve une attitude beaucoup plus menaçante : on dirait vraiment qu’il va terrasser la ville qui est à ses pieds. L’idée de France Delhaye, la dessinatrice de Chloé des Lys, de le faire paraître de dos en premier plan face à la ville, avec ce geste si symbolique de la lance pointée vers le bas est excellente. Je n’aurais vraiment pas fait mieux, car elle a parfaitement capté l’esprit du roman qui est, au départ, un « simple » récit policier ; par la suite, c’est devenu une description du quartier des Pentes dans les années 60 ; la couverture ajoute un degré supplémentaire dans l’interprétation : il ne s’agit nullement de la lutte des forces du bien contre les forces du mal, mais plutôt du symbole de ce que peuvent représenter ces deux entités divines : Marie, c’est l’amour, la tolérance, la douceur, etc. ; Saint-Michel, c’est l’archange vengeur, celui qui punit les transgressions quelles qu’elles soient. Et les transgressions ne manquent pas dans le roman, à commencer par celle qui ouvre le récit, le meurtre de la rue de l’Annonciade. La couverture invite donc à réfléchir sur un sens plus profond que peut acquérir le roman si on ne se limite pas à une lecture superficielle.
Comme bien souvent dans beaucoup de romans, Il y a plusieurs niveaux de lecture. Et ces « niveaux » ne sont pas indépendants les uns des autres, ils se croisent. Le premier concerne la résolution de l’énigme policière, le second est une peinture plus ou moins mordante d’une certaine catégorie de la population lyonnaise à une certaine époque (1966), dans un quartier bien précis, qui a ses caractéristiques propres et ne ressemble pas à d’autres quartiers de la ville. Le troisième est, à travers l’intrigue et sa résolution, une autre peinture, mais cette fois des « lois » sociales et morales de l’époque qui protègent ou briment l’individu, selon de quel côté on se place. Enfin le quatrième pourrait être la notion de punition divine infligée aux hommes pour, comme je l’ai dit plus haut, leur tendance à transgresser les règles établies par Dieu. Mais on peut parfaitement choisir de s’en tenir à tel ou tel niveau.
Les problèmes rencontrés au cours de la rédaction du roman ont été assez nombreux, et divers. J’ai d’abord établi un canevas assez simple où les événements se déroulaient par ordre chronologique ; en même temps, j’ai rédigé une liste des personnages avec tous les détails qui pouvaient les caractériser. Et comme je trouvais qu’il y avait quelque chose qui clochait dans mon plan, j’en ai parlé à une amie qui m’a suggéré des modifications intéressantes. Puis, ayant refait un nouveau canevas à partir de ses conseils, j’ai bâti la trame du roman en partant du meurtre et, comme dans un journal de bord, j’ai réuni petit à petit les éléments qui allaient conduire à la vérité. Il a fallu pour cela trouver les idées, les subterfuges qui pourraient expliquer le savoir de tel ou tel personnage sur tel ou tel aspect du problème, étant donné que le roman ne présenterait aucune enquête policière traditionnelle mais que seuls les bavardages des gens des Pentes permettraient d’avoir la clef de l’énigme. Cela a été assez difficile à mettre au point, l’absence d’enquêteur officiel rendant la narration extrêmement aléatoire, car il fallait prendre garde à ne pas commettre d’erreurs, écrire des absurdités, et surtout rester crédible, vraisemblable auraient dit nos Classiques. L’autre difficulté a été de croiser les différents niveaux du récit : arriver à restituer le caractère d’une population à travers des comportements et des dialogues qui seraient au service de l’intrigue policière, tout en introduisant, plus ou moins clairement, les contraintes morales et sociales de l’époque sans oublier qu’à cause du début du roman, l’ensemble est placé sous le regard et le jugement de Saint-Michel, que j’ai d’ailleurs laissé en rade sur son socle, je le reconnais, mais qu’on retrouve quand même (brièvement) à la fin. J’avoue humblement que je n’avais pas du tout mesuré l’ampleur du problème.
Quant à l’intrigue, il y a forcément quelques éléments autobiographiques inclus dedans, puisque l’action se situe dans le quartier de mon enfance, à une époque où je n’étais encore qu’un « gone ». On a beau travestir la réalité, il y a toujours des moments où elle ressurgit, plus ou moins malgré soi. Je ne me retrouve dans aucun personnage du roman en particulier, mais un peu dans tous ; il est certain que j’ai utilisé des souvenirs précis pour décrire tel endroit, ou tel personnage, en les mêlant à la fiction. Certains passages sont tout à fait réels, entre autre la description du quartier, de ses coutumes, de sa topographie. Ce sont les gens qui m’ont servi de modèles qui ont subi le plus de transformations : ils devaient acquérir une personnalité propre à intéresser un lecteur -en réalité, ils étaient tous des gens simples, honnêtes, banals, sympathiques avec quelques défauts mais sans plus. Pour les faire devenir personnages de roman, je devais accentuer tel trait de caractère, telle façon d’être, etc. bref, leur donner une dimension autre. La Lemaire, la punaise du quartier, réunit toutes les particularités bonnes et surtout mauvaises des vieilles femmes que j’ai côtoyées ; il en est de même pour les membres de la famille Pavis qui sont une sorte de « manteau d’Arlequin » d’hommes et de femmes du quartier ; la boulangère était pénible et pas toujours aimable, mais ce n’était pas la harpie que j’ai décrite ; la laitière, que j’aimais beaucoup quand j’étais adolescent, et dont j’ai fait le personnage principal, avait bien ce côté un peu « lunaire » mais n’était pas aussi excentrique. Je n’ai pas écrit L’Annonciade pour régler mes comptes avec un quartier, bien au contraire. Si je n’ai aucune envie de revenir concrètement aujourd’hui à cet endroit, je conserve cependant un souvenir ému mais sans nostalgie de cette époque. J’ai aimé ces gens ; certains m’ont énervé, d’autres m’ont laissé indifférent. Je n’ai voulu que tenter de restituer une ambiance, une façon d’être …
L’intrigue du roman est plus ou moins basée sur un fait réel. Il n’y a jamais eu de pharmacie dans la rue de l’Annonciade et à ma connaissance, il n’y a pas eu de meurtre à cette époque dans cette rue. Mais il y avait bien une officine pas très loin du carrefour de l’Annonciade, et la pharmacienne a bien été assassinée. Je ne me souviens absolument pas des détails de l’affaire et encore moins de l’identité du meurtrier. Disons que je me suis emparé de ce fait divers et que je l’ai déplacé à un autre endroit du quartier, en inventant complètement les origines de ce meurtre, de même que ses conséquences.
L’Annonciade donne aux femmes un rôle essentiel puisque ce sont leurs bavardages qui vont permettre de trouver la vérité ; de même, ce sont les femmes qui décident du rejet ou non de telle ou telle personne par le quartier : elles semblent détenir le rôle de procureur et de juge, et leur parole est essentielle, ce qui n’est en soi que peu étonnant : à cette époque, dans ce milieu, les hommes travaillent hors du quartier et sont donc peu présents ; par contre, les femmes restent souvent à la maison ou tiennent les commerces. Mais le roman montre également à quel point leur parole est manipulée par les hommes. De même, l’opposition est flagrante entre les différents quartiers de la ville : les Pentes, c’est le milieu populaire, Ainay, le milieu bourgeois et c’est la pharmacienne qui fait le lien entre ces deux univers si dissemblables. Enfin, les actes commis dans le passé ont parfois des répercussions tardives mais dramatiques…
Extrait du début du roman : L’arrivée de Saint-Michel.
L’archange battit des ailes et s’élança. Traversant l’univers, il s’enfonça dans l’épaisse barrière nuageuse qui protégeait la sphère. La lumière rouge et or du soleil illumina un instant son corps gracieux. Il ne distingua d’abord rien. Puis les montagnes apparurent, les mers, bleues et vertes, les terres, noires, ocre ou couvertes de végétation. Et enfin la ville. Il ralentit sa course, replia ses ailes, descendit lentement vers ce qui lui semblait être un socle prêt à le recevoir, posa les pieds sur la pierre et s’immobilisa, pointant sa lance vers le sol, en direction de la cité des hommes.
« Bienvenue dans ma ville », dit la voix douce de Marie, majestueuse dans sa robe d’or. Elle se tenait très droite en haut de la chapelle construite en son honneur. Michel voulut tourner la tête vers elle. Il ne le pouvait pas. Il était figé sur la pierre, dans une attitude grandiloquente et guerrière, un peu ridicule. La lance semblait vouloir terrasser l’ennemi allongé devant lui, non pas le dragon, mais cette immense mer de toits rouges qui scintillait dans la lumière de midi, et ces deux rivières dont l’une, alanguie comme une courtisane, étalait paresseusement ses méandres. Plus violent, plus fougueux, le fleuve descendait en grondant de sa montagne natale et se précipitait à l’assaut de la ville, repoussé par les parois de la colline, et tentait de s’assagir, de contenir sa puissance pour ne pas effaroucher la pourtant peu chaste fiancée qui l’attendait avec impatience, plus loin, vers le sud, où se célèbreraient enfin leurs noces.
Derrière l’archange, Marie avait ouvert les bras. Les mains tendues sur la cité, paumes ouvertes vers le ciel, dernier rempart contre la lance vengeresse, elle semblait la bénir, dans un geste de tendresse, de pitié, et d’amour.