- "Dans cent ou deux cent ans, le monde, étant sillonné de chemins de fer, de bateaux à vapeur, étant couvert d'usines, de fabriques, dégagera des billions de mètres cubes d'acide carbonique et d'oxyde de carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de billions d'acide carbonique pourront bien troubler un peu l'harmonie du monde." Ces phrases prophétiques datent de... 1822 et sont extraites de La fin du monde par la science de Eugène Huzar.
- "La destruction moderne des environnements ne s'est pas faite comme si la nature ne comptait pas, mais au contraire, dans un monde où régnaient des théories qui faisaient de l'environnement le producteur de l'humain." : l'homme, son corps, sa santé sont le produit de la nature, et il la modifie à son tour.
- "On ne peut penser la destruction moderne des environnements sans penser les mutations du pouvoir, souligne Jean-Baptiste Fressoz. L'industrialisation chimique du début du XIXème a été rendue possible grâce à la transformation politique post-révolutionnaire. Ces usines extraordinairement polluantes et la nouvelle régulation environnementale furent imposées par le gouvernement au nom de la prospérité nationale, contre l'intérêt des citadins et au profit d'une petite clique de manufacturiers très proches du pouvoir." L'historien-enquêteur avance rigoureusement l'argument d'une modernisation technologique menée par petits coups de force, par "petites désinhibitions" - nouvelles réglementations, nouveaux pouvoirs de l'expertise pour définir les bonnes pratiques productives, libéralisation progressive de l'environnement, qui devient peu à peu objet de transactions financières... Et avec un seul but : imposer les technosciences comme seuls outils légitimes, malgré la conscience que l'on avait de leurs dangers.
D'où en creux, à travers cette histoire du risque technologique, une nouvelle démonstration de la formidable capacité du capitalisme à incorporer les critiques, et à les digérer. Car les époques se suivent et se ressemblent. Au XIXème comme aujourd'hui, le capitalisme ne distingue pas spontanément les problèmes sociaux ou environnementaux qu'il entraine. - Car repolitiser l'histoire de l'écologie, c'est se donner plus d'outils pour discerner les signes contemporains d'une logique techno-scientifico-capitaliste à l'oeuvre depuis 3 siècles. C'est décrypter, par exemple, le rôle joué par les termes "soutenable" ou "durable" dans l'exploitation plus intensive de la nature : "ces notions se sont transformées en un puissant anxiolytique à destination des consommateurs consciencieux"
- Mais c'est aussi mieux déchiffrer les nombreuses techniques de déni, à l'heure où la vague anti-écolo refleurit, et les replacer dans un indispensable contexte idéologique. Quand, au début des années 2000, en plein débat sur les OGM, le philosophe des sciences Dominique Lecourt dénonce les "biocatastrophistes" en se référant aux craintes irrationnelles suscitées par les premiers chemins de fer, il cite un rapport de l'Académie de médecine de Lyon de 1835, selon lequel le train fatiguerait la vue, causerait avortements et troubles nerveux. Technique classique, permettant de ridiculiser des craintes actuelles à l'aune d'angoisses passées totalement absurdes et de clore un débat passionné sur la place de l'homme dans la nature... Sauf que nous sommes face à un mythe ! "Il n'y a nulle trace du rapport, et cette institution n'existe pas", précise Jean-Baptiste Fressoz.
- Mieux que quiconque, les ultralibéraux américains ont compris la menace idéologique que représente le changement climatique pour la doctrine capitaliste. Mieux que la gauche américaine jusqu'ici, ils ont compris que la lutte contre le changement climatique conduisait, inévitablement, à réorganiser le système économique et politique... dans une direction radicalement opposée à celle du libre-échange et de la mondialisation.
L'apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, par Jean-Baptiste Fressoz
Coll. L'Univers historique, Le Seuil, 2012, 312 p., 23,30 euros.
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