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24 Heures

Publié le 12 mars 2008 par Uscan
Sous prétexte de pouvoir réagir si un attentat menaçait le pays de façon imminente, les Etats-Unis légalisent la torture en autorisant le "waterboarding" qui consiste à simuler la noyade.
En réalité, la torture n'est pas un moyen très efficace pour obtenir des renseignements fiables, mais elle est fréquemment employée comme méthode de contrôle social et de destruction psychique.
Petit rappel de la situation avec cette reproduction intégrale d'un reportage publié en décembre 2005 par Le Monde 2, suivi d'une interview de Philippe Bolopion, journaliste auteur d'un ouvrage sur la situation à Guantanamo.

MOHAMMED, ADOLESCENT, INNOCENT ET DETENU

Mohammed, Tchadien de 14 ans, se trouve au Pakistan, en septembre 2001. Il est arrêté sans raison par les autorités locales, torturé et remis aux Américains. Bientôt, il est transféré à la prison de Guantanamo, base militaire des Etats-Unis à Cuba. Quatre ans plus tard, il y croupit toujours. A l'avocat Clive Stafford Smith, son seul lien avec l'extérieur, Mohammed a raconté son histoire. La voici.

Faut-il la qualifier, l'histoire qu'on va ici conter? Ecrire qu'elle est absurde et révoltante? Édifiante et scandaleuse? L'espace que lui consacre Le Monde 2 dit suffisamment, au fond, l'importance qu'on lui accorde et l'exemplarité qu'on lui prête. Le récit que vous lirez se suffit à lui-même, malgré ses blancs et ses chaos. L'itinéraire d'un môme de 14 ans que le hasard, à l'automne 2001, a placé au mauvais moment au mauvais endroit, et qui, quatre années plus tard, n'a encore rien com­pris de ce qui lui a valu coups, humiliations, tortures, mise au secret et emprisonnement, à des milliers de kilomètres de sa famille, dans un camp dont le nom de quatre syllabes res­semblerait à une chanson s'il n'était devenu synonyme d'enfer et de goulag : Guantanamo.
Il est des dizaines d'autres cas, bien sûr. Pro­bablement aussi terribles, parfois aussi injustes. Celui-ci pourtant est différent. Parce que le jeune homme en question, d'origine tchadienne, était encore enfant lorsqu'il a découvert les grillages de sa prison du bout du monde, début 2002. Et qu'en dépit des démen­tis embrouillés des autorités américaines, au mépris de la législation internationale concer­nant les mineurs, il fait encore partie des plus jeunes captifs cachés derrière les murs de « Guantanamo la honte». Les journalistes n'étant pas autorisés à rencontrer les prisonniers, nous n'avons pu nous entretenir directement avec le garçon. C'est donc par l'intermédiaire de son avocat britannique, M' Clive Stafford Smith, qui, depuis un an, s'est rendu huit fois à Guanta­namo, que nous avons reconstitué le récit de sa vie. Les notes qu'il a prises lors de chaque entretien avec son « client » ont été lues par la censure américaine et puis« déclassifiées ». Il vient d'autre part de réussir, après plusieurs tentatives infructueuses, à entrer en contact avec la famille du jeune homme, en Arabie saoudite, et à obtenir son précieux «vrai» passeport ainsi qu'un acte de naissance prouvant sa qualité de mineur, au moment de sa déportation sur l'île de Cuba.
Le jeune détenu ne parlait qu'arabe à son arrivée à Guantanamo; il peut désormais s'exprimer en anglais. Il souffre de nombreux maux, porte maintes cicatrices, conséquences des sévices endurés pendant sa détention. Mais il est vif, ardent, intelligent, poli. Quand il dispose d'un crayon, il écrit des poèmes. Et il rêve, si les portes du pénitencier s'ouvrent un jour, de devenir un as de l'informatique.

Il s'appelle Ali Hassan Mohammed Hamid El Gharani - nous l'appellerons Mohammed - et il est né en 1986 - probablement en novembre..- à Djedda, en Arabie saoudite. Sa famille étant originaire du Tchad, il n'a pas la nationalité saoudienne et n'a pas, de ce fait, eu accès aux écoles nationales, les Africains souffrant dans ce pays d'une très forte discrimination. Sa famille est très pauvre, son père le plus souvent sans emploi. Et le jeune Mohammed, qui a un frère et deux sueurs, s'est lancé dans les rues de Médine, dès l'âge de g ans, afin de ramener à la maison un peu d'argent. Dans la ville sainte de l'islam, où se trouve enterré le prophète Mahomet, il n'est pas très difficile pour un enfant débrouillard de vendre chapelets, bagues, tapis de prière et autres souvenirs religieux. Mais le garçon est ambitieux et comprend vite que, sans une initiative de sa part, l'Arabie saoudite n'offrira jamais aucun avenir décent à un jeune Noir. Fasciné par les ordinateurs, il se laisse convaincre par un ami de l'intérêt de partir au Pakistan apprendre l'anglais et se former, pendant quelques mois, à la réparation des appareils afin de revenir au souk ouvrir un petit atelier de dépannage. Il parvient à obtenir un passeport à l'ambassade du Tchad (en prétendant avoir plus de 18 ans afin de pouvoir se passer de ses parents), ainsi qu'un visa de trois mois pour le Pakistan. Il ignore alors que ce faux passeport sera le premier élément d'une accusation de terrorisme.

Karachi. Armé d'une seule adresse et de maigres économies, le voilà donc qui débarque à Karachi début septembre 2001, plein d'espoir. A peine quelques semaines plus tard, le 21 octobre, alors qu'il se trouve dans une mosquée de la ville, la police pakistanaise encercle l'édifice, fait sortir, mains en l'air, tous ses occupants et, après un bref passage au commissariat, les conduit en prison. Le cauchemar de Mohammed, âgé de 14 ans, commence tout juste.
Il est attaché par les poignets et suspendu suffisamment haut pour que seule la pointe de ses orteils touche le sol. Tourné vers le mur, un sac sur la tête, vêtu uniquement de son slip, il est ainsi soumis, pendant une vingtaine de jours, à un flot de questions: D'où vient-il? Où se cache Oussama Ben Laden? Comment a-t-il travaillé avec les talibans ? Quand a-t-il fréquenté le camp d'El Farouk? Que sait-il au juste d'Al-Qaida?... Rien. Mohammed ne sait rien, ne comprend rien. Il est totalement effrayé et se contente de répéter qu'ayant toujours vécu en Arabie saoudite, il ne sait même pas de quoi, de qui on lui parle. Il fait très froid, il ne peut pas dormir. A chaque mouvement, il est frappé à l'aide d'une tige métallique (son avocat a constaté les cicatrices). Il se souvient aujourd'hui qu'on l'a fait boire beaucoup avant de nouer un élastique autour de son pénis pour l'empêcher d'uriner. «J'avais les yeux bandés mais ils me criaient dans les oreilles : "Dis-nous la vérité!" Cela a duré plus de trois heures et j'ai fini par uriner sur moi-même. Ce fut l'une des choses les plus humiliantes de ma vie. »
Un gardien parlant arabe semble compatir et insuffle à Mohammed un peu de courage en affirmant qu'il tenterait de prévenir sa famille, via Internet. Et en le prévenant: « Ce qu'ils veulent, c'est te vendre aux Américains pour 5 000 dollars ! »

Peshawar. Mi-novembre, les prisonniers sont enchaînés les uns aux autres par les pieds et les poignets, et transportés à Peshawar, capitale de la province du Nord-Ouest, proche de la frontière afghane. Une vingtaine d'Arabes d'Arabie saoudite, du Koweït, de Bahreïn, sont enfermés dans une même cellule. Il y a à nouveau des coups au visage, mais point de torture, et Mohammed ressent un fol espoir lorsque le consul saoudien effectue une courte visite à la prison. Espoir déçu à l'énoncé de son origine tchadienne : le diplomate se dit incompétent et refuse même de prévenir sa famille. C'est alors que la nouvelle du transfèrement des prisonniers aux Américains se répand. «L'annonce se voulait une menace, mais je me suis dit : "Super!" je ne connaissais les Américains que par la télévision, je n'en avais jamais rencontré. Mais je savais qu'ils étaient liés à l'idée de démocratie et que c'était un peuple juste et bon. Alors j'avais hâte que cela se fasse. »
Le transfèrement a lieu de nuit. On fait revêtir à Mohammed un uniforme bleu, avant de le menotter à nouveau et de cacher sa tête sous un capuchon. «Je ne savais pas ce qui se passait. J'ai entendu un hélicoptère, des soldats hurler en anglais, on m'a battu, hissé dans l'hélico en me criant: "Bâtai-d!", "Terroriste!", "Si tu parles, on te tue!". J'ai voulu m'adosser au siège, j'étais crevé. Un gardien m'a alors cogné dans le dos et a hurlé des insultes en anglais. C'est là que pour la première fois j'ai entendu le mot "nègre". Cela m'a frappé car il revenait sans cesse. C'est donc mon premier mot d'anglais. "Nigger". Mes compa9nons ont fini par me dire que c'était un terme affreux pour désigner les Noirs. »

Kandahar. L'hélicoptère se pose à Kandahar, la deuxième grande ville d'Afghanistan. Mohammed est jeté de l'appareil, ses vêtements sont déchirés, un gardien le cogne si violemment avec la crosse de son fusil qu'il saigne abondamment et perd connaissance, avant d'être à nouveau roué de coups (l'avocat confirme l'existence de cicatrices à l'arrière du crâne et sous le bras gauche). On l'entraîne dans un hangar pour ce qui s'appelle un « contrôle médical » mais qui consiste uniquement à lui mettre un doigt dans l'anus. Des photos auraient été prises alors qu'il est nu, portant le numéro 246. Puis les prisonniers, toujours dévêtus, et sous la surveillance d'un militaire armé d'une mitraillette, sont enfermés, cinq par cinq, dans une vingtaine de cages. On les prévient qu'ils trouveront un exemplaire du Coran dans le seau devant leur servir de toilettes. Le lendemain, toujours nu, il est amené dans une pièce d'interrogatoire et allongé à même le sol. Il fait si froid que sa respiration provoque de la condensation. Une femme et un interprète égyptien ne le croient pas lorsqu'il affirme n'être jamais allé en Afghanistan et les soldats le tabassent. La scène se reproduira les sept nuits suivantes. On l'humilie, on le frappe, on l'asperge d'eau glacée. « Un policier militaire me tenait le pénis entre des ciseaux et disait qu'il allait le couper. Je le croyais. J'étais incroyablement effrayé. C'était la première fois de ma vie que j'avais affaire à des Blancs. ».
Juste avant que la Croix-Rouge ne vienne visiter le camp, on distribue des vêtements aux prisonniers et on les installe dans des tentes de 10 mètres sur ici que les gardiens fouillent toutes les trois heures. L'un d'eux se saisit un jour du Coran: « C'est donc cela votre livre sacré ? » et le balance dans le seau des déchets. Les sévices continuent la nuit. Les prisonniers auxquels on a retiré gants et chaussettes doivent s'allonger par terre, afin qu'un chien s'allonge sur eux ou qu'un soldat leur marche dessus. « Mais je n'ai jamais craqué à Kandahar, jamais accepté de dire ce qu'ils voulaient entendre! La Croix-Rouge avait promis son aide. »

Guantanamo, camp X-Ray. L'étape suivante, en janvier 2002, sera Guantanamo. Mohammed n'a évidemment alors aucune idée de la destination de l'avion dans lequel on le pousse, enchaîné, bâillonné, cagoulé. Et drogué. « A l'arrivée, plusieurs frères pensaient qu'on était en Europe, voire en Angleterre. » Lui, blessé à la tête et aux pieds, peut à peine marcher. On lui inflige néanmoins l' « examen médical », un doigt dans l'anus; on lui fait une injection et il doit ingurgiter de nombreux comprimés. Une heure plus tard, affecté au camp X-Ray, l'un des centres de détention installés sur la base, il subit son premier interrogatoire. Un interprète égyptien lui demande où il a été capturé. Et là, oui, il répond Khost, la ville afghane. Il ne sait rien de cette ville dont il a récemment entendu le nom, mais il panique, imagine que cette réponse les satisfera davantage que sa vérité. Cela semble d'ailleurs être le cas, puisqu'un médecin s'occupe soudain de ses blessures et que c'est en mini-voiture de golf qu'on l'emmène le lendemain matin à l'interrogatoire. Mohammed pense avoir trouvé le truc pour être traité dignement. Mais cela ne dure pas. L'interrogateur le traite de menteur et appelle les soldats. Des traitements qu'on lui fait subir ce jour-là, Mohammed ne peut toujours pas parler.Les interrogatoires se succéderont les jours suivants. Mohammed est revenu à sa première version : avant d'y avoir été conduit par les Américains, il n'avait jamais mis les pieds en Afghanistan. Ses gardiens affirment qu'il ment et le suspendent à des crochets au-dessus du sol. D'abord deux heures, puis quatre heures, puis huit heures. On le bat dans cette position. Une trentaine de fois.

Camp Delta. Transféré au camp Delta, Mohammed connaît une brève accalmie, mais découvre, depuis sa cellule, les conditions environnementales de l'île. Par deux fois, pendant son sommeil, il est mordu par des araignées venimeuses. La première fois, la plaie est remplie de pus verdâtre et il tombe très malade. Il ne peut ni manger, ni marcher, ni prier. On lui refuse des soins médicaux et on le traîne à l'interrogatoire. Il s'écroule sur sa chaise. On l'attache. Il ne peut même pas parler. La deuxième fois, il a le bras entièrement paralysé avant de tomber malade à nouveau. On ne lui donne aucun médicament.
Il a de graves problèmes de dentition. Cogné face contre terre, il a perdu une dent. Une autre a fait les frais des nombreuses difficultés de traduction dans le camp. Alors qu'il expliquait à un nouveau traducteur qu'il souffrait de la troisième dent du haut, celui-ci a compris qu'il voulait une extraction de la troisième dent du bas... Ce qui, pour une fois, fut accompli avec efficacité. Il arrive qu'en guise de punition, le camp prive les prisonniers de brosse et de dentifrice.
Parmi les techniques d'interrogatoire du camp Delta, il en est une que Mohammed décrit comme étant une « privation sensorielle ». La nuit, on l'empêche de dormir (on le change de cellule toutes les vingt minutes). Le jour, on l'empêche de s'asseoir. On le maintient en isolement dans des pièces glacées, avec des éclairages stroboscopiques bleu, jaune, rouge et une musique fracassante. Des chiens servent à effrayer les détenus. Il est arrivé qu'on lui peigne une croix rouge sur la poitrine et que des soldats entonnent: « Mohammed est un terroriste. » Un interprète irakien l'a ligoté, boxé, et lui a crié: « Esclave, on t'a acheté aux Pakistanais ! » Un interrogateur et son interprète ont également menacé de lui infliger, s'il ne disait pas la vérité, tout ce qui leur passerait par la tête, y compris de le « baiser » tant et tant. Le militaire lui a collé sa cigarette allumée sur le bras (l'avocat, encore une fois, a pu observer la cicatrice de la brûlure) tandis que l'interprète, muni d'un objet que Mohammed n'a pu voir, a provoqué une large entaille sur son épaule gauche. Un infirmier noir, en apportant de la glace pour nettoyer la blessure, a voulu poser des questions. On lui a demandé de faire son boulot et de disparaître.
Evidemment, il y a de perpétuelles incitations à la « coopération ». «Coopérer » en dénonçant ses compagnons, comme le fait un prisonnier du Yémen qui a inventé des histoires sur plus de i6o prisonniers et a notamment certifié avoir vu Mohammed dans un camp d'entraînement afghan. «Coopérer» en espionnant ses coprisonniers comme le lui propose un militaire noir qui joue la complicité, se présente comme une sorte d'« oncle», et lui promet argent et passeport saoudien en échange d'informations. « Si vous coopérez, vous rentrez chez vous », proclame un poster sur un mur. « Si vous coopérez, tout ceci sera à votre disposition », lui assure-t-on aussi, en l'introduisant dans une pièce remplie de photos de femmes nues et de films pornographiques.

Camp V. Loin d'être placé dans le camp Iguana que les autorités américaines ont prétendu avoir aménagé un très court temps pour trois mineurs de Guantanamo, Mohammed, malgré ses 16 ans, est bouclé deux mois dans le bloc Roméo, en 2003, avant d'être muté dans le camp V, de sinistre réputation, qui vient d'ouvrir. Il ressent alors une véritable panique Les cellules y sont totalement isolées, fonctionnant en permanence avec de la lumière et un bruit de ventilateur qui interdit le moindre contact oral entre prisonniers. Enfermés 24 heures sur 24 dans leurs cellules, ceux-ci ne sortent guère qu'une heure par semaine, voire toutes les deux semaines ; la solitude est terrible. Mohammed est largué. Comment faire pour se montrer « coopératif » puisqu'il ne sait rien? Et comment accepter les insultes racistes qui pleuvent en permanence, notamment ce mot de « nigger » qui le rend fou et le conduit, chaque fois qu'il l'entend, à se ruer sur l'auteur du propos ou à lui lancer n'importe quoi à la figure? S'il gardait jusqu'alors espoir, un militaire plus âgé, chargé de son nouvel interrogatoire, s'empresse au printemps 2004 de l'anéantir: « On a fabriqué le camp V pour les gars qui resteront enfermés ici toute leur vie. N'espère pas rentrer un jour chez toi. C'est peut-être d'ailleurs mon fils qui te rendra visite quand tu seras vieux. Ne t'inquiète pas: on te maintiendra en vie de façon que tu souffres au maximum. Si tu ne me crois pas, regarde ces murs! » Et l'officier, d'un air faussement triste, de cogner sur les parois pour en éprouver la solidité. « Je ne peux hélas pas t'aider. Personne ici ne peut t'aider. » Il quitte la pièce, laissant Mohammed effondré. Pendant plusieurs jours, allongé sur sa couche, il pleure et ne peut quasiment rien avaler. Il est cassé.
Mais l'homme revient, fait mine de chercher une solution pour celui qu'il dit considérer désormais comme un fils. Et lui présente un jour B. J., une femme noire aux formes généreuses qui lui apporte des gâteaux, lui suggère de l'appeler maman et lui propose de devenir son avocate... à condition qu'il lui confesse enfin toute la vérité : son faux passeport, l'argent et la raison de son voyage au Pakistan. Un oncle, un père, une mère... C'est décidément beaucoup pour le jeune garçon dont on essaie d'exploiter la vulnérabilité et qu'on prive depuis quatre ans de nouvelles de sa vraie famille.
Les autorités saoudiennes qui, à l'instar des autres pays, s'émeuvent de la situation de leurs ressortissants, ont totalement laissé tomber Mohammed. Le Tchad ne veut rien savoir. La Croix-Rouge, surnommée « les oreilles américaines » par les prisonniers, ne peut visiblement rien. Reste l'avocat qui s'est spontanément saisi du cas du jeune homme, tout juste âgé aujourd'hui de 19 ans. Stupéfait d'une telle négation des droits de la personne et d'un abandon aussi désastreux. Révolté par la série de mensonges officiels concernant les mineurs incarcérés depuis 2002 à Guantanamo (ils ont été, selon lui, pas loin d'une cinquantaine). Et décidé coûte que coûte à faire sortir son protégé.

GUANTANAMO, HORS DU DROIT INTERNATIONAL

Etablie par un traité de 1903, la base navale américaine située dans la baie de Guantanamo, au sud-est de l'île de Cuba, est devenue en janvier 2002 un centre de détention pour les combattants capturés par les Etats-Unis dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Le camp, qui a accueilli jusqu'à 750 prisonniers de 42 nationalités différentes, est aussitôt devenu l'illustration la plus parlante de la volonté américaine de se soustraire à toute règle de droit. Le président Bush a décidé de refuser aux détenus le statut de prisonniers de guerre et plus généralement le bénéfice des garanties figurant dans les conventions de Genève de 1949. Leur est également dénié le statut de droit commun qui obligerait notamment à leur signifier le motif de leur détention, à les inculper, à leur assurer les moyens de se défendre et de recevoir des visites. En avril 2003, le secrétaire d'Etat à la défense, Donald Rumsfeld, a adressé aux responsables du camp des directives rendant licites 24 techniques d'interrogatoire bannies par le droit américain et international. Des techniques dénoncées depuis comme assimilables à la torture. Il resterait actuellement un peu moins de 500 détenus à Guantanamo et la population devrait décroître. Il est aujourd'hui admis que les détenus considérés comme les plus importants pour le renseignement seraient incarcérés dans des prisons secrètes gérées par la CIA en territoire étranger, notamment en Europe de l'Est.

« LE MENSONGE ET L'ESCROQUERIE »

Il s'est longtemps occupé des prisonniers enfermés dans les couloirs de la mort américains. Aujourd'hui avec les détenus de Guantanamo, l'avocat britannique Clive Stafford Smith se bat contre le silence et l'oubli souhaités par l'administration Bush.

Il sillonne le monde pour donner un nom, un statut, une existence, voire un avenir aux prisonniers de Guantanamo. Il traque leur identité, enquête sur leur histoire, recherche photos, papiers, témoignages. Prend contact avec les familles, au Pakistan, en Egypte, au Yémen, en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie. Et lutte, de toutes ses forces, contre le silence et l'oubli sur lesquels comptaient les autorités américaines en installant dans ce coin isolé de l'île de Cuba une zone de non-droit. La Cour suprême des Etats-Unis, en juin 2004, lui a heureusement facilité la tâche en contestant l'idée de vide juridique et en reconnaissant aux détenus de Guantanamo le droit de remettre en cause la légalité de leur détention.
Depuis, l'avocat anglais Clive Stafford Smith (voir Le Monde 2 n° 59 du 2 avril 2005), 46 ans, a pris officiellement en charge la défense d'une quarantaine d'entre eux (moins de la moitié des quelque 50o détenus auraient un avocat). Défense est sans doute un grand mot, puisque les défenseurs sont encore extrêmement mal acceptés à Guantanamo, considérés, dit-il, comme « ennemis », «alliés objectifs d'Al-Qaida », et qu'ils n'ont même pas accès aux dossiers d'accusation de leurs clients, si tant est qu'ils puissent rencontrer ces derniers. Du moins essaie-t-il d'attirer l'attention du monde sur l'usage de la torture et l'abus de traitements inhumains et dégradants engendrés par le gouvernement américain au nom de la guerre contre le terrorisme. Une conférence, organisée sous l'égide de son association Reprieve, en collaboration avec Amnesty International, réunira d'ailleurs à Londres, les 19, 20 et 21 novembre, d'anciens prisonniers de Guantanamo ainsi que des membres de leurs familles, des avocats, des médecins et divers représentants d'organisations internationales et humanitaires.

Vous rentrez tout juste d'une huitième visite à Guantanamo. Quelles sont vos impressions ?

Jamais, de toute ma vie, je n'ai autant été confronté au mensonge et à l'escroquerie. La liste est telle qu'on ne sait plus s'il faut en rire ou en pleurer. Cela commence à la porte d'entrée du camp où s'affiche la devise: « Honor bound to défend freedom » (Tenu par l'honneur de défendre la liberté). Un soldat, rencontrant son supérieur, le salue donc ainsi: « Tenu par l'honneur, Sir ». Et l'officier de répondre: « De défendre la liberté, soldat! » Quelle plaisanterie ! Quelle liberté ont-ils sérieusement l'impression de défendre?
Tout est en trompe-l'oeil, comme le prouve la sémantique utilisée par les autorités du camp. Au printemps dernier par exemple, 38 prisonniers ont été innocentés de l'accusation d'« ennemis combattants», devenant donc des « NEC », «Not enemy combatants ». Un de mes clients, Sami Al Laithi, en fauteuil roulant à cause des tortures, était concerné. J'ai donc exigé qu'il soit relâché. Refus. J'ai fait du bruit, alerté la presse. Tout de même ! Cela voulait dire que depuis trois ans on enfermait des innocents. Savez-vous ce qu'a fait l'administration? Elle a tranquillement requalifié ces NEC en « NLEC », « No longer enemy combatants » (plus combattants ennemis), donc « anciens combattants ennemis », et donc prisonniers à garder aussi longtemps que le souhaite l'administration. C'est inouï !

La reconnaissance des mineurs emprisonnés à Guantanamo souffre-t-elle aussi de ces jeux sémantiques et de problèmes de définition?

Bien sûr. Vous n'imaginez d'ailleurs pas la difficulté de réunir des éléments sur les mineurs de Guantanamo. L'armée, elle même mal informée, refuse de donner des informations sur les prisonniers. Ce sont donc les avocats qui, enquêtant et croisant leurs données, estiment qu'il existe encore, parmi les détenus de Guantanamo, une quarantaine de jeunes qui étaient mineurs, voire des enfants, au moment de leur capture et qui méritent donc un statut et une défense particuliers. Mais les autorités américaines démentent ces observations, affirmant avoir relâché en 2004 les trois seuls enfants (afghans) détenus, et ne reconnaître l'existence d'aucun mineur à Guantanamo. Prenant le contre-pied de toutes les lois et organisations internationales qui définissent un mineur comme quelqu'un ayant moins de i8 ans au moment du délit, les Américains ont tout simplement redéfini le « mineur » comme étant une personne ayant moins de 16 ans actuellement. Ce qui lui permet, quatre ans après l'ouverture de Guantanamo, d'affirmer qu'aucun prisonnier ne peut prétendre au titre.

Peut-on avoir une idée de l'état de santé des prisonniers ainsi que du mouvement de grève de la faim?

A condition de déjouer les mensonges. Dans les six premiers mois de 2003, l'armée américaine avait dû reconnaître 32 tentatives de suicide à Guantanamo. C'était très fâcheux pour l'image de l'Amérique. Or voilà que, les six mois suivants, aucune nouvelle tentative n'était à déplorer. Les prisonniers, a-t-on dit, s'habituaient à leurs conditions de vie ou prenaient consciencieusement leur Prozac. Faux ! On avait tout simplement requalifié l'expression «tentative de suicide » en « conduite autodestructive manipulatrice ». Et il y en avait eu 42!
Quant à la grève de la faim, d'abord démentie puis minimisée par l'administration, elle se poursuit dans des conditions très difficiles, les prisonniers demandant pourtant simplement l'application des conventions de Genève et un respect de leur dignité. L'armée est terrifiée à l'idée qu'un prisonnier puisse se laisser mourir. Aussi, les grévistes les plus déterminés sont-ils nourris de force, à l'aide d'un tube passant par le nez. Pardon, pas « nourris de force », bien qu'ils soient attachés sur leur lit. Mais « fortement assistés pour se nourrir ». Toute une différence !

ANNICK COJEAN


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Philippe Bolopion : «Les Etats-Unis tirent très peu de renseignements utiles de Guantanamo»


Janvier 2005 - Propos recueillis par Julien Nessi

Traitements dégradants, détentions d'enfants, interrogatoires musclés, cellules cages… Les prisonniers détenus dans la tristement célèbre prison américaine de Guantanamo Bay, sur l'île de Cuba, vivent un véritable enfer. C'est en tout cas le point de vue de Philippe Bolopion, auteur d'une enquête accablante pour les Etats-Unis sur ce camp retranché des Caraïbes, intitulé "Guantanamo, le bagne du bout du monde" (La Découverte, 2004). Entretien exclusif avec le journaliste français, correspondant de RFI, France Culture et du Journal du dimanche à New York.


Cyberscopie - Votre livre "Guantanamo, le bagne du bout du monde" est une plongée dans l'enfer de cette prison réservée aux prétendus terroristes arrêtés par les Américains en Afghanistan ou au Pakistan principalement. Comment avez-vous mené votre enquête et sur quels matériaux repose-t-elle ?

Philippe Bolopion - «J'ai pu me rendre sur la base de Guantanamo Bay avec l'autorisation de l'armée américaine, et sous sa stricte surveillance. Cela m'a donné une première impression des lieux, instructive mais limitée : il m'a été impossible de m'entretenir avec des détenus, d'observer les interrogatoires ou de visiter les cellules d'isolement. De la frustration provoquée par cette opération de communication du Pentagone est née l'idée d'un livre. Au cours de mon enquête, j'ai rencontré des avocats de détenus, des responsables du Comité international de la Croix rouge, des proches des détenus. Je me suis également appuyé sur des enquêtes parues dans la presse américaine, sur des documents déclassifiés du Pentagone, et je me suis procuré des témoignages d'anciens prisonniers. Tous ces éléments m'ont permis de trier le vrai du faux, pour reconstituer je crois une vision assez juste des conditions réelles de détention à Guantanamo Bay.»

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils choisi la base cubaine de Guantanamo pour en faire un camp retranché pour "combattants ennemis" ?

Philippe Bolopion - «Pour des raisons pratiques et juridiques. Pratiques, car la base de Guantanamo est à Cuba une île dans l'île d'où il est impossible de s'évader. D'un côté, l'océan s'étale à perte de vue, avec des courants violents et des eaux infestées de requins. De l'autre, la base est séparée de Cuba par une double frontière et des champs de mines, surveillés par des gardes américains et cubains armés jusqu'aux dents. L'armée contrôle entièrement cette base, sur laquelle ne peuvent se rendre que les personnes autorisées. Il n'y a donc pas de visites intempestives de manifestants, des familles, des avocats… Juridiques aussi, car le Pentagone affirme que la base, louée de force à Cuba depuis plus de 100 ans, ne relève pas du territoire américain. Les détenus qui y sont emprisonnés ne peuvent donc pas, toujours selon le Pentagone, saisir les tribunaux américains pour contester leur détention. La Cour suprême américaine a toutefois contesté cette vision des choses. »

En quoi cette prison est-elle une zone de non droit ?

Philippe Bolopion - « Parce que les autorités américaines ne reconnaissent aucun droit aux détenus qui y sont emprisonnés. Les protections des conventions de Genève leurs sont refusées. Les droits élémentaires accordés aux étrangers emprisonnés aux Etats-Unis leurs sont refusés. Ils n'ont aucun recours juridique. Ils n'ont, à part une poignée de cas exceptionnels, aucun droit à des avocats. Ils ne savent pas pourquoi ils sont détenus, ni pour combien de temps. Ils sont entièrement soumis au bon vouloir de l'armée américaine, qui a seulement promis de les traiter humainement - et n'a pas même respecté cette promesse.»

Quelles sont les conditions de détention ? Comment sont traités les prisonniers de Guantanamo ?

Philippe Bolopion - «Les conditions sont extrêmement dures. Les prisonniers vivent dans des cellules minuscules, de la taille d'un matelas deux places, dont les murs sont fait de grillages. Ils sont donc constamment soumis au regard des gardes. Ils y passent en moyenne 23 heures par jour. Ils ne sortent que deux ou trois fois par semaine, pour les douches et les récréations de 15 minutes, et pour les interrogatoires. Ils n'ont aucune distraction : pas de journaux, pas de télévision, pas d'accès à des téléphones. Tous les aspects de leur vie sont régis par l'armée américaine, qui a mis en place, pour les faire parler, un système de punitions et de récompenses, souvent dérisoires, sous la forme d'un savon ou d'une paire de shorts. Ils ne se déplacent que sévèrement enchaînés, sont interrogés de manière violente et souffrent pour beaucoup de troubles psychologiques graves et de tendances suicidaires nées de ces conditions de détention.»

Qu'est ce qui vous a le plus choqué au cours de votre enquête (la détention de mineurs, les techniques d'interrogatoires...) ?

Philippe Bolopion - «La détention d'enfants de 13 ans est il est vrai particulièrement choquante. Ils étaient trois à avoir moins de 15 ans lors de ma visite, et tous ont été libérés depuis. Les techniques d'interrogatoires sont aussi révoltantes : les détenus sont enchaînés pendant des heures dans des positions douloureuses, déshabillés, soumis à des températures glaciales, des musiques assourdissantes. Ils sont privés de sommeil, isolés pendant des mois, privés de la lumière du soleil, menacés par des chiens, humiliés par des femmes interrogateurs… Tout cela étant explicitement autorisé par la hiérarchie. Mais le plus choquant pour moi est sans doute le caractère absurde de toute l'opération. Les Etats-Unis tirent très peu de renseignements utiles de ces détenus, et en termes de relations publiques, Guantanamo est une catastrophe et sans doute une source d'inspiration pour de nouvelles générations de terroristes. »

Un rapport récent du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), la seule organisation à bénéficier d'un accès aux détenus, fait état de tortures sur des prisonniers. Qu'en pensez-vous ?

Philippe Bolopion - «C'est également la conclusion à laquelle je parviens dans mon livre. Il ne s'agit pas d'actes de torture barbares, comme la France en a par exemple commis en Algérie. C'est une torture plus froide et plus " raffinée ". Mais pour moi, la combinaison des conditions de détention des détenus, des techniques d'interrogatoires que je viens de décrire, et des pressions psychologiques qui découlent de ces situations crée incontestablement une douleur intense chez les détenus - ce qui est le critère pour déterminer des actes relevant de la torture.»

Près de six cents détenus croupissent dans les geôles de Guantanamo. Comment sont-ils sélectionnés par les Américains pour atterrir à Guantanamo ? Et sont-ils réellement de dangereux terroristes ?

Philippe Bolopion - «La plupart ont été capturés sur le champ de bataille en Afghanistan, et envoyés à Guantanamo parce qu'ils étaient considérés comme un danger pour les Etats-Unis et leurs alliés, ou comme une source de renseignement. Car Guantanamo est avant tout un camp d'interrogation. Mais beaucoup des détenus, sans être des anges, sont des seconds couteaux, des combattants de troisième zone. Certains sont aussi innocents (la meilleure preuve est que près de 150 détenus ont été libérés), des paysans ou des chauffeurs de taxi qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Une petite minorité est constituée de vrais terroristes, mais aucun d'entre eux ne fait partie des " grosses pointures " d'Al-Qaïda. »

Selon vous, près de 9 000 personnes seraient actuellement détenues par les Américains à travers le monde dans le cadre d'un véritable réseau de détention secret mis en place par Washington après les attentats du 11 septembre. Guantanamo ne serait que la partie émergée de cette nébuleuse carcérale. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Philippe Bolopion - « Les hauts gradés de Al-Qaïda, comme Khalid Sheik Mohammed, le chef des opérations militaires de la nébuleuse, ne sont pas à Guantanamo, mais ont littéralement disparu dans un réseau de détention ultra-secret, composé de cellules dans des bases militaires américaines à l'étranger, dans des prisons de pays amis, sur des navires de guerre… On évoque par exemple l'île de Diego Garcia dans l'Océan Indien (où les États-Unis louent à la Grande-Bretagne une base militaire) ou des pays comme le Pakistan, la Jordanie. Les prisonniers pris dans ce réseau n'ont pas même droit à des visites du CICR, et il ne serait pas surprenant d'apprendre un jour qu'ils sont interrogés de manière plus violente encore que les détenus de Guantanamo. »

Propos recueillis par Julien Nessi
http://www.cyberscopie.info


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