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René de Crécy

Publié le 15 juin 2012 par Egea

Voici un intéressant texte que nous communique René. Je l'appelle "de Crécy" car je ne connais que son prénom. Mais comme il était à la bataille de Crécy (vous savez, celle qu'on a perdu à cause des archers anglais), et qu'il a eu le bon goût de m'envoyer un mèl (sans adresse postale, donc je ne peux pas lui répondre....), je l'ai lu avec intérêt : c'est rare, en effet, d'avoir un témoin qui vous raconte la bataille non pas "comme s'il y était", mais "parce qu'il y était". Et surtout, pas comme cet idiot de Fabrice, qui était à Waterloo et qui n'a rien vu. René, lui, a vu.

René de Crécy
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C'est d'ailleurs tout l'intérêt de son texte. Car bien que ce blog ne soit pas spécialisé en histoire du Moyen-Âge, je trouve intéressant de poser la question de l'écriture de l'histoire, mais aussi celle de l'attitude à la guerre : et donc, de l'écriture de l'histoire de la guerre. Mais aussi aussi la question de l’innovation technologique, et de l'organisation militaire, ce qu'on appelle une "révolution dans les affaires militaires". Merci René.

O. Kempf

A nous les petits, les sans-grade, on ne dit jamais rien. Je ne savais pas, en cette fin d’été, que cette bataille à Crécy-en-Ponthieu marquait le début de la Guerre de Cent ans. Mais j’ai eu tout mon temps pour l’apprendre plus tard : tout mon temps, une éternité, parce que je suis mort en ce lieu et ce jour-là, je m’en souviens comme si c’était hier. D’ailleurs c’était hier : qu’est-ce que c’est, sept siècles, au regard de l’Eternité ? C’est hier.

Je n’étais qu’un palefrenier pompeusement appelé écuyer par mon Noble-Seigneur. Lui, c’était un trouillard brutal qui méprisait tout le monde sauf lui-même. Brutal, du moins contre les faibles. Mes frères et moi avions été sommés de l’accompagner à la guerre : nous avions eu assez peu le choix : si nous refusions, alors les gardes du château, qui eux restaient sur place, brûleraient notre cabane et massacreraient ceux qui y logeaient, femmes, enfants, vieillards. Moi, ce départ ne me déplaisait pas quoiqu’il fût forcé : j’espérais qu’avant de mourir à la guerre j’aurais peut-être le temps, quittant ainsi mon état de serf cultivateur attaché à la terre et interdit de voyages, de voir des choses intéressantes. De ce point de vue j’étais une sorte de soldat volontaire, risquant sa vie par curiosité. Je suis donc parti, ce qui n’a pas empêché que ma cabane fût brûlée et que ma famille fût massacrée sous un autre prétexte.

A cette époque, de toutes façons, rares étaient ceux qui vivaient vieux. Et vieillir était souvent pénible, même pour les riches. Je n’étais pas vieux et c’était tout ce que je savais au sujet de mon âge : à quoi m’aurait servi de savoir mon âge ? Personne ne savait l’âge de personne, pour ma part j’étais jeune et en pleine forme, c’était tout ce qui comptait. L’idée de mourir ne me tracassait pas beaucoup : j’en avais déjà tellement vu mourir autour de moi, souvent de maladies, ou parfois de faim ou de froid. La mort faisait partie, en quelque sorte, de la vie. L’on ne se demandait pas ce qu’il y avait après la mort : je crois que nous manquions un peu d’imagination. Pour imaginer, il faut avoir le temps. Et pas trop faim ni trop froid.

En cette fin d’été au moins, je n’avais pas froid. Mais j’avais faim, bien que l’été soit un moment favorable pour glaner ou braconner. Les saisons étaient pour moi les repères de l’année qui passait, comme l’heure m’était donnée par la hauteur du soleil dans le ciel, je repérais les semaines et les mois par la forme de la lune. J’aurais été incapable de vous dire que la bataille avait lieu le 26 août 1346. Je ne l’ai su qu’après ma mort.

En cette fin d’été je n’avais donc pas froid, mais pendant toute cette vie j’ai eu faim. C’est peut-être ce que j’ai trouvé de plus agréable après ma mort : je n’ai plus jamais eu faim. Bien sûr, dans mes vies suivantes, il m’est arrivé d’avoir faim, mais les temps avaient changé et c’était une faim agréable, celle qui précède un repas qui ne sera plus problématique.

Ce soir-là, il fallait que je trouve à bouffer. On avait marché pendant des jours pour rejoindre l’armée du Roi de France, qui est le seigneur du seigneur de mon seigneur, puis pour accompagner cette armée dont nous faisions désormais partie. J’avais pu boire de l’eau des rivières, mais je n’avais rien trouvé à manger : quand on ne marche pas en tête de l’armée, il ne reste plus rien dans les champs, les bois et les chaumières quand on arrive. On était passés par Amiens et par Abbeville, mais ces villes ne m’ont rien fourni à me mettre sous la dent parce que je n’ai pas été autorisé à y entrer. Je n’ai rien pu y chaparder.

Quand-même, ce voyage tenait ses promesses : autrement, jamais de cette vie je n’aurais vu une ville. Cette fois j’en ai vu des petites et des grandes, j’étais très impressionné. Mais dans les villes et les bourgs, les vilains et les bourgeois sont méfiants lorsqu’ils voient arriver toute cette troupe : ils ferment leurs portes, ils planquent leurs vivres et leurs femmes et ils restent à l’abri derrière leurs murailles. Nous n’avons pas le droit d’attaquer ni de piller parce que les plus importants de nos seigneurs sont accueillis en ville respectueusement, avec faste, bombance et amour, pendant que la piétaille attend à l’extérieur. Alors le système convient aux seigneurs parce qu’une ville, c’est un peu comme une femme : la prendre consentante, même si elle feint, c’est toujours meilleur que de la violer. Et donc ils nous interdisent d’entrer dans ces villes qui feignent d’être accueillantes pour eux.

J’ai entendu dire que l’armée anglaise n’est pas comme nous : pas de fraternisation équivoque, elle est en terre ennemie, elle attaque la ville, elle se sert tranquillement et détruit ce qu’elle ne peut pas consommer ou emporter. De ce fait, l’armée anglaise n’a pas nos problèmes de subsistance. Je ne suis jamais entré dans une ville. Je devrais peut-être changer d’armée, pour entrer enfin dans une ville et piller.

Mais de l’extérieur déjà, une ville c’est impressionnant : j’ai vu Amiens puis Abbeville depuis des collines voisines, j’ai vu leurs maisons gigantesques, beaucoup plus grandes que ma cabane. Parfois deux maisons sont posées l’une au-dessus de l’autre. Et surtout le bruit : on devine une activité intense, artisans qui frappent, commerçants qui annoncent, roulement des charrettes. Et les odeurs, fort appétissantes pour moi qui ai presque toujours faim parce que je ne mange que rarement. Mais quand je peux me goinfrer, je me goinfre, je ne manque pas d’appétit. De ma colline près d’Amiens, l’autre jour, j’ai senti une odeur de poulet grillé : je connais, j’en ai mangé déjà un petit morceau une fois, c’était succulent.

Je vois que je vous étonne avec l’acuité de mes perceptions : ma vue perçante, mon ouïe fine, mon odorat subtil. C’est qu’il faut vous dire qu’à cette époque, tous ceux qui vivent dehors et ne sont pas trop vieux, c’est-à-dire tous les serfs, sont comme moi : la vue, l’odorat et l’ouïe sont d’une finesse que vous n’imaginez pas. Les autres, ceux qui voient mal, entendent mal ou sentent mal, meurent d’accidents ou de faim : c’est comme ça depuis toujours. Alors nous sommes tous doués de perceptions d’une grande finesse et j’ai, de plus, la chance d’être parmi les mieux pourvus. D’où peut-être ma curiosité qui m’a donné envie de faire ce voyage. Ma curiosité et mon habitude de n’avoir peur de rien car je suis à l’aise dans mon environnement, où rien n’échappe à mon attention, même quand je dors.

Ce soir-là près d’Abbeville, on savait que la bataille serait pour bientôt. Non pour ce soir mais pour le lendemain ou le surlendemain parce que l’on ne combat pas la nuit. Les seigneurs ne veulent pas combattre la nuit : c’est que les actes d’héroïsme passent inaperçus la nuit. Ce qui intéresse les seigneurs, c’est plus de se montrer héroïques que de l’être vraiment. Alors on ne combat pas la nuit.

En outre, beaucoup de seigneurs ont peur de la nuit, j’ai remarqué. Quand ils sont dans leur fief, ils ont l’habitude de passer les nuits enfermés dans leur château, ils ne sont pas accoutumés à la nuit dans la nature.

Pour moi, au contraire, la nuit c’est le meilleur moment, surtout depuis que j’ai quitté ma cabane et mon champ : à la faveur des nuits j’ai pu chaparder les victuailles qui m’ont permis de survivre jusqu’ici. Et pas seulement survivre : j’ai même pu en vendre un peu à des gens moins débrouillards mais plus fortunés que moi. Ce qui fait que pour la première fois de ma vie, j’ai quelques sous en poche. C’est comme ça que j’ai commencé d’apprendre un peu à compter.

J’ai aussi une arme rudimentaire que j’ai volée à un imprudent qui dormait trop profondément : c’est un solide bâton avec un bout ferré. L’ancien propriétaire de l’arme n’a rien dit parce qu’il ne s’est pas réveillé, j’avais d’abord pris soin de lui fracasser la tête avec un lourd caillou. Ma vocation n’était pas de rester cultivateur, j’ai bien fait de partir en campagne : si je meurs, j’aurai auparavant vécu quelques bons moments.

Ce soir-là, nous sommes à quelque distance d’Abbeville. Les Anglais sont, paraît-il, plus au nord près d’un gros bourg nommé Crécy. Je décide d’y aller, j’aurai plus de chances d’y trouver à manger que du côté d’Abbeville. Pour approcher il suffit de traverser la rivière, de passer par la forêt, puis de retraverser la rivière. J’y vais donc et j’arrive sur l’arrière de l’armée anglaise qui fait face à la nôtre et nous attend un prochain jour. Je ne rencontre personne parce qu’évidemment les Anglais n’imaginent pas qu’on pourrait venir la nuit par un chemin détourné. Guidé par mon odorat, je trouve un stock de vivres des Anglais. L’armée anglaise est mieux organisée que la nôtre parce que c’est une armée expéditionnaire qui a préparé son expédition et en a choisi le moment alors que chez nous tout est improvisé. L’armée anglaise a fait venir avec elle des commerçants civils qui sont chargés de l’approvisionner. Ces commerçants suivent l’armée avec leurs charrettes qu’ils remplissent par tous les moyens possibles, honnêtes ou non, en ratissant la région, puis ils vendent aux soldats.

Je m’approche de l’une de ces charrettes. Je comprends que c’est mon soir de chance parce qu’au même moment la pleine lune sort des nuages : toute cette lumière un peu plus tôt et j’aurais sûrement été repéré. Là, au contraire, elle arrive bien pour me permettre de planter avec précision mon bâton ferré dans la gorge du gardien somnolent qui est là pour surveiller la charrette. Inefficace gardien qui, ne surveillant pas, trahissait donc son employeur. Je planque le corps sous la charrette pour être tranquille. Avec la clarté de la lune je mange et je bois facilement sur place, dans la charrette. Dommage que pour repartir tout à l’heure il me faille garder les mains libres : je ne pourrai presque rien emporter.

Le ventre plein, je suis reparti aussitôt que la clarté extérieure s’est atténuée. Le ciel s’est bientôt couvert et il a plu tout le restant de la nuit. Peu importe la pluie : j’étais bien, je n’avais plus faim, j’avais mangé au moins pour deux jours. A ce moment-là, je ne savais pas que je ne connaîtrais plus jamais la faim lancinante que j’avais toujours connue.

De retour dans nos rangs, trempé par la pluie et mes traversées successives de la rivière, je me sèche près de l’un des feux qu’ont allumés les arbalétriers. Ces gars-là parlent un charabia que je ne comprends pas, ils ne sont pas de chez nous. Je vois quand-même qu’ils ont un problème avec leurs arbalètes mouillées : c’est pour les faire sécher qu’ils ont allumé des feux, mais ça n’a pas l’air très efficace. Bon, je devine que la bataille ne sera donc pas pour demain. Par conséquent, je repartirai en expédition demain soir comme j’ai fait ce soir, mais avec prudence car les Anglais auront vu les traces de mon passage.

Au petit matin, la pluie cesse. Je croyais que la bataille ne serait pas pour aujourd’hui à cause de l’indisponibilité des arbalètes mais pourtant tout le monde est fort excité par la proximité des Anglais. Mon seigneur veut que je l’aide à se harnacher pour le combat : il m’appelle à grands cris, pour bien faire savoir à tous qu’il veut en découdre. Héroïque. Mais moi qui le vois de près, je sais que son regard est terrifié. Ses vociférations de bravache lui servent à camoufler sa peur, peut-être à se la cacher aussi à lui-même. Crie donc, pauvre trouillard.

Le problème, c’est que tous se mettent à faire comme lui, c’est un concours de rodomontades chez les seigneurs. On dirait des chiens : l’un aboie parce qu’il a peur, les autres en font autant dans la peur camouflée sous des cris agressifs. On appelle ça « des cris de guerre ». Des cris de terreur, oui. Chacun se harnache et, aussitôt qu’il est prêt, part en hurlant vers Crécy avec ses gens pour montrer à tous sa bravoure fictive. Les Anglais vont avoir beau jeu de prendre les Français en ordre dispersé, par petits paquets. Nous ne sommes pas en tête, d’autres sont partis avant nous pour faire preuve de vaillance avant tout le monde. Nous essayons de les rattraper. Nous les rattrapons en effet parce qu’en tête ils se sont arrêtés. J’entends encore des cris. Qu’ont-ils donc à crier comme ça, à quoi ça sert ?

Au cours de mes vies suivantes, j’ai souvent été soldat et j’ai vu tous les moyens qu’on a inventés successivement pour atténuer la peur : cris d’enthousiasme fictif comme aujourd’hui, chants, lourd chapeau à poils ou casque en métal qui bloque la tête et l’imagination, prières avant l’attaque, alcool, drogue, médicaments. Tous ces moyens sont mauvais parce qu’ils empêchent de réfléchir, ils sont illusoires. Contre la peur, il y a un seul moyen valable parce qu’il permet de garder le contact avec la réalité : regarder la mort en face, se maîtriser. C’est un métier.

A Crécy ce jour-là, j’ai l’impression de débuter, mais après ma mort j’ai appris que j’en avais déjà vu d’autres auparavant. C’est un métier où il faut, avant tout, dominer sa peur. Pour la dominer, il faut d’abord admettre son existence.

Devant nous, la bataille est commencée. Je vois quelques flèches voler, venant des lignes anglaises. Ces flèches ne sont pas vraiment un problème pour les seigneurs en armures, ni pour leurs chevaux couverts d’épaisses couches de cuir. Ni pour moi qui m’abrite sous ce cuir. Cela m’empêche seulement de m’éloigner du cheval. Je me suis mis du côté gauche du cheval, avec mon bâton ferré, sous prétexte de protéger mon seigneur des attaques qui viendraient de ce côté où il n’a pas d’arme. En fait c’est parce que j’ai intérêt à me mettre de ce côté pour ne pas recevoir un coup d’épée maladroit de ce seigneur apeuré et affolé. Je ne l’envie pas. Je n’ai pas besoin d’un odorat subtil pour savoir que dans son armure sur son cheval il pète de trouille : ça s’appelle « la pétoche ». Ce soir quand on lui ôtera son armure je m’arrangerai pour être absent, pour qu’un autre que moi la nettoie : l’intérieur est sûrement très dégueulasse maintenant. Ce chieur essaye, pour la galerie, de jouer son rôle de preux chevalier. Mais il n’est pas doué pour ce rôle et ça s’explique : il y est obligé par sa naissance et les convenances. Il préfèrerait sûrement, s’il le pouvait, être loin d’ici parce qu’il imagine sa dernière heure pour bientôt. En fait, il n’a rien à craindre pour l’instant sous son armure, il lui suffit de ne pas tomber de cheval. Il a peur de la suite, parce qu’il sait que d’autres individus en armure comme lui le frapperont de taille et d’estoc.

Quant à moi, avant qu’arrive ce moment de mêlée, j’aurai intérêt à filer : lorsque nous serons proches de la piétaille et des chevaliers anglais, leurs archers ne tireront plus, je pourrai aller jusqu’à la rivière qui n’est pas loin sur notre gauche, la traverser et refaire le trajet que j’ai fait hier soir. Peut-être en profiterai-je pour rester dans l’armée anglaise, qui est mieux nourrie que la nôtre. Il suffira que je trouve un habit anglais comme j’ai trouvé mon bâton ferré et qu’au début je ne parle pas, en attendant d’apprendre quelques mots.

Pour l’heure, les anglais nous envoient des volées de flèches mais pour moi tout va bien jusque là, pas de problème, sauf que le trouillard fanfaron qui est au-dessus de moi sur son cheval m’inquiète un peu : il suffirait qu’il perde l’équilibre, qu’il tombe de mon côté et avec le poids de son armure ce serait mauvais pour ma santé. A part ce souci, je trouve l’aventure assez marrante et je ne regrette pas d’être venu. Lorsque nous aborderons les anglais, tout à l’heure, je jouerai un peu de mon bâton ferré, il y aura de l’ambiance. Puis je m’esquiverai vers la rivière. Après la bataille, je pourrai certainement revenir détrousser quelques cadavres ou agonisants. Je me sens en pleine forme. Ce jour-là, s’il y avait eu contre nous seulement les archers, la piétaille et les chevaliers anglais, mais avec nous un peu d’organisation, la suite de l’Histoire aurait certainement été différente, à commencer par mon histoire personnelle.

Nous en sommes à avancer vers les anglais pour leur faire la peau, beaucoup moins gênés par leurs flèches que ne l’ont raconté ensuite les chroniqueurs qui n’y étaient pas. Mais soudain on entend ce que personne n’a jamais entendu sur un champ de bataille, jamais : le tonnerre venant des lignes anglaises. Stupeur chez nous. Ces gens-là sont-ils donc maîtres de la foudre ? Quelle est cette arme nouvelle et diabolique ? Je n’ai pas le temps de m’interroger davantage, le trouillard sur son cheval a eu tellement peur qu’il a perdu l’équilibre. Il m’est tombé dessus avec le poids de son armure. C’est comme ça que je suis mort à la bataille de Crécy le 26 août 1346. Je suis mort d’un coup. La rigolade s’est finie brusquement pour cette vie.

Je suis resté coincé pendant plusieurs jours et nuits sous le poids du preux chevalier trouillard. Mais je suis trop sévère : il n’était pas plus trouillard que les autres. Simplement il était plus trouillard que moi parce qu’il avait plus à perdre que moi. C’est toujours le point faible des riches : ils ont trop à perdre.

Pendant quelques jours après ma mort la rigolade a continué pour moi, un peu cynique je l’admets mais c’était justice, parce que l’agonie du seigneur a duré pendant une demi-lunaison. Il est mort de soif. Il n’était pas blessé, il était parfaitement indemne, mais allongé sur le sol et sur mon cadavre dans sa lourde armure, il était incapable de se relever sans aide. Alors il est resté là, d’abord appelant à l’aide, puis hurlant de terreur quand il a compris que si quelqu’un venait ce serait sûrement pour l’achever et le détrousser, puis geignant chaque nuit pour la grâce de Dieu en comprenant que personne ne viendrait et qu’il était foutu, puis suppliant chaque jour que quelqu’un vienne et l’achève. Enfin il s’est tu. Je dis qu’il est mort de soif, ce n’est pas précisément exact, en définitive : si l’on regarde l’enchaînement des faits, il est mort d’avoir ressenti plus de peur qu’il n’en pouvait supporter.

La défaite de Crécy, c’est la défaite de la peur : tous ces nobles seigneurs, guerriers par obligation de naissance et non par vocation, ont d’abord voulu camoufler leur peur en jouant les bravaches, faisant mine de n’écouter que leur courage sans écouter les ordres du Roi. Dans cette agitation apeurée, les bombardes anglaises ont terminé de répandre la panique.

C’est pour cacher cette vérité gênante que les chroniqueurs ont préféré parler des archers gallois à Crécy. Les chroniqueurs n’étaient pas sur place et n’ont fait qu’interpréter comme ils ont pu ce que des survivants leur ont dit, survivants qui, pour beaucoup, n’avaient eux-mêmes pas tout compris. Les arcs n’étaient pas une arme nouvelle et nous savions nous en protéger : l’arc n’a que la puissance instantanée des bras de l’archer, il n’accumule pas d’énergie comme l’arbalète et ne pose aucun problème aux gens et chevaux protégés derrière du métal ou du cuir épais. Mais pour celui qui raconte, il est plus facile et plus évocateur de parler des arcs gallois que des bombardes parce que tout le monde sait de quoi l’on parle : l’auditeur comprend. La poudre explosive venue de Chine n’ayant jamais auparavant été utilisée sur un champ de bataille en Europe, l’auditeur ne peut pas imaginer ce qu’on lui raconte, il n’y comprend rien : au XIV° siècle, le thème de la poudre explosive n’est pas vendeur.

Pour le chroniqueur, parler des arcs, c’est aussi laisser entendre que les nobles n’ont pas démérité : n’importe qui peut aisément se représenter qu’un chevalier ne peut plus rien faire si son cheval est criblé de flèches. Il suffit au chroniqueur d’inventer ce détail faux mais plausible : les chevaux criblés de flèches. Pour le chroniqueur appointé par les Français ou leurs alliés, c’est une façon honorable de présenter la défaite. Pour le chroniqueur (peut-être le même) appointé par le vainqueur, attribuer la victoire aux archers est une façon de dire que ce fut d’une façon habituelle, « à la loyale », fair play.

Au contraire si l’on dit la vérité, alors on déplaît à la fois au vaincu qui préférerait qu’on ne dise rien de son affolement, et au vainqueur dont le mérite est terni s’il semble avoir utilisé un moyen diabolique pour voler la victoire.

Le chroniqueur (il se nomme ici Froissart, mais le personnage est éternel) tient plus à conserver ses sponsors qu’il ne tient à la vérité.

Quant à moi, pourquoi vous mentirais-je ? Ca ne me dérange pas de vous dire la vérité sur la bataille de Crécy. D’autant que je connais la vérité parce que j’y étais. Cette guerre de cent ans (cent sept ans, en fait) a basculé à l’avantage des français 83 ans plus tard en 1429, déjà un 18 juin mémorable, à la bataille de Patay où nos chefs n’avaient peur de rien et gardaient la tête froide.

Jusque là, alors que les bombardes n’étaient plus une nouveauté et n’affolaient plus personne, on ne les utilisait que pour détruire des murailles. Pour les batailles dans les champs, la méthode habituelle des Anglais consistait à barrer la route aux chevaliers, lourds et maladroits, par des obstacles parce que les flèches des archers ne pouvaient rien contre les armures. La piétaille française, pour avancer jusqu’aux Anglais, devait alors quitter l’abri fourni par la cavalerie, se faisait décimer et s'enfuyait. Les chevaliers anglais arrivaient alors avec leurs gens et avaient l’avantage contre les chevaliers français dépourvus de leur environnement fantassin.

L’on dit qu’à Patay l’élimination des archers gallois (soldats d’élite, très entraînés et difficiles à remplacer rapidement) rendit désormais impossible cette méthode et donna un avantage définitif aux Français, ce qui fit basculer, et bientôt terminer, la Guerre de Cent Ans. C’est sûrement vrai mais ce n’est pas tout.

Ce succès décisif à Patay, avant d’être un point de départ, est un résultat. C’est le résultat d’un élément qui changeait tout : les chefs français sur le terrain étaient des volontaires et non plus des chefs obligés, par leur noblesse et leurs liens de vassalité, de réagir toutes affaires cessantes à l’invasion britannique. Les compagnons de Jeanne d’Arc, chefs de guerre par vocation et préparés, n’étaient pas paralysés par la peur. Ils étaient capables d’observer, réfléchir et manœuvrer : à Patay, attirant l’attention des britanniques sur l’avant de ceux-ci par un dispositif qui semblait habituel, ils ont débordé les archers sur un de leurs flancs et les ont massacrés.

Les compagnons de Jeanne d’Arc conservaient dans l’action tous leurs moyens intellectuels car c’est leur compétence et non leur naissance qui les avait placés dans la fonction qu’ils occupaient. Ils savaient dominer leur peur, à l’exemple de Jeanne. Cette fille, archétype du chef de vocation, motivé et de fort caractère, eut le mérite de montrer ce qu’est le vrai courage, le courage qui est fondé sur la volonté et qui ne doit rien à la forfanterie. C’est ainsi qu’elle a rétabli la situation.

René


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