C’est avec un immense plaisir et honneur que j’offre SSAFT comme plateforme pour que Patrick Laurenti, Maître de Conférences à l’Université Paris VII et chercheur dans l’équipe Evolution moléculaire et fonctionnelle des familles multigéniques du LEGS, au campus de Gif sur Yvette, puisse écrire ce bien joli billet d’humeur sur le mythe tenace du fossile-vivant.
Parmi les mythes à la peau dure s’il en est un qui m’énerve au plus haut point, c’est bien la notion de fossile-vivant ou de son équivalent en jargon scientifique : l’espèce panchronique. En France, le grand propagateur de ce mythe dans le milieu scientifique fut Pierre-Paul Grassé qui, paix à ses cendres, a perdu en la matière une bonne occasion de se taire. Ce mythe prend son origine dans le mélange des genres que pratiqua Teilhard de Chardin qui, prêtre et paléontologue, développa une vue providentialiste de l’évolution histoire de réconcilier ses conceptions scientifiques et sa foi.
Theilhard soutenait que chaque composante de l’univers (dont les espèces vivantes) subirait une force qui orienterait son évolution vers un stade de perfection ultime : le point Oméga. Une fois que chaque partie aurait atteint son point Oméga, l’univers atteindrait son point de perfection ultime : le Christ cosmique. Comme chaque composante voyage à son rythme vers son point Oméga, certaines espèces l’atteignent avant d’autres et cessent donc d’évoluer en attendant le Christ cosmique, la fin des temps ou le jugement dernier (barrez la mention inutile). Ne riez pas, à l’époque les plus fortes critiques contre cette vue de Teilhard ne vinrent pas de la communauté scientifique, mais de l’église catholique qui trouva que les conceptions du bon père fleuraient trop fort le bouddhisme pour être canoniques.
Les espèces vivant à un moment donné découlent toutes d’une histoire évolutive unique qui s’étend sur une seule et même période : en d’autres termes, si on pioche à une période donnée, une dizaine d’espèces, on pourra dire qu’elles proviennent chacune d’une histoire évolutive qui leur est propre, mais par contre qui s’est écoulée sur une même durée. Aussi, il est faux de distinguer, au sein d’espèces contemporaines, des espèces dites « supérieures » ou « plus évoluées » et d’autres « inférieures » ou « peu évoluées ». Deux espèces contemporaines ont tout simplement des parcours évolutifs qui différent à partir de leur dernier ancêtre commun.
Si la clarification des relations phylogénétiques entre les espèces a conduit les évolutionnistes à abandonner le concept de fossile-vivant, un certain nombre de vulgarisateurs ou de chercheurs scientifiques continuent contre toute évidence de propager ces notions entachées par la rémanence du concept d’échelle des êtres, une échelle présentant une hiérarchie des espèces vivantes et au sommet de laquelle trône bien entendu Homo sapiens…
Ainsi, le Ginkgo (Ginkgo biloba), les nautiles dont Nautilus macromphalus ou les cœlacanthes Latimeria chalumnae et Latimeria menadoensis, qui sont des espèces survivantes actuelles de groupes d’espèces autrefois florissants, sont décrites comme des « fossiles-vivants », laissant penser à tort que ces espèces n’auraient pas évolué depuis des dizaines de million d’années.
Naïf et emporté, je me suis longtemps laissé aller à contre-argumenter pour souligner que si ces espèces avaient apparemment peu changé du point de vue morphologique, cela ne prouvait rien car seuls 5% des gènes sont impliqués dans la « fabrication » morphologique (grosso modo l’apparence) d’un organisme. On peut ajouter qu’un véritable fossile, ça reste franchement peu informatif sur de nombreux critères d’apparences ! Qui nous dit que le chatoiement des écailles du cœlacanthe n’a pas changé ? De plus, la plupart des mutations étant neutres, la stabilité morphologique n’implique pas l’absence de mutations ce qui signifie qu’on peut évoluer, sans trop changer de morphologie…
Mais j’ai réalisé il y a peu que ce faisant je tombais dans un piège grossier car la stabilité morphologique au cours du temps de ces « espèces panchroniques » n’est rien d’autre qu’un véritable mythe.
En regardant de plus près l’exemple favori de Grassé, les cœlacanthes actuels (Latimeria chalumnnae et L. menadoensis), je me suis rendu compte que le mythe de leur « panchronie » est basé sur – au moins - quatre affirmations fausses. Je cite :
1) le cœlacanthe actuel existe depuis les temps fossilifères ;
2) la morphologie a peu évolué dans la famille des cœlacanthes ;
3) si la morphologie évolue peu alors l’anatomie et la biologie des cœlacanthes a également peu évolué ;
4) et enfin, le cœlacanthe actuel n’évolue plus.
La première affirmation (« le cœlacanthe actuel existe depuis les temps fossilifères ») est implicitement contenue dans la notion même de panchronie : pour qu’il y ait « fossile-vivant », il faut qu’il y ait fossile, non ? Or, tenez-vous bien, même s’il existe bien des fossiles du groupe des cœlacanthes depuis les temps fossilifères (des fossiles de Coelacanthiformes) aucun fossile des espèces actuelles (Latimeria chalumnnae et L. menadoensis) ni même du genre Latimeria n’ont été découverts à ce jour ! En d’autres termes, si les cœlacanthes actuels sont incontestablement vivants, il n’en existe aucun fossile !
Tenez-vous mieux que tout à l’heure, la deuxième affirmation est tout aussi fantaisiste. Les espèces fossiles de Coelacanthiformes les plus proches de Latimeria, telles celles du genre Macropoma éteint depuis environ 100 millions d’années, sont morphologiquement très différentes des cœlacanthes actuels. Non seulement les cœlacanthes actuels font une taille supérieure au mètre pour environ 60cm pour Macropoma, mais les os qui peuvent être comparés (notamment au niveau de la face et de la base des nageoires) sont extrêmement dissemblables.
Dessin extrait de Peter Forey, History of the Cœlacanths, Springer, 1998.
Pour corser le tout, il a été montré récemment que la vague ressemblance morphologique entre les nageoires de Latimeria et des fossiles de cœlacanthes dont nous disposons cache en réalité des différences anatomiques importantes : en 2007, Matt Friedman, Michael Coates et Philip Anderson ont étudié un des rares fossiles de cœlacanthe du Dévonien (Shoshonia arcopteryx) où le squelette de la nageoire soit visible. Figurez-vous, s’il vous plait ça fait trois fois que je vous demande de vous tenir, que si chez Latimeria, les os radiaux sont disposés de façon symétrique par rapport au squelette axial de la nageoire charnue, et bien ils sont disposés de façon dissymétrique chez Shoshonia. Sacré différence tout de même !
Comparaison du squelette de la nageoire charnue de Latimeria chalumnae et de Shoshonia arcopteryx, fossile du Dévonien moyen (environ – 380 Ma)
Dessin Friedman et al. (2007). Evolution & Development, 9:4, 329–337.
Enfin, cerise sur le gâteau, un article qui vient de sortir montre que les populations actuelles de Latimeria chalumnae en Afrique de l’Est présentent des différences génétiques significatives avec leur population mère située aux Comores. En d’autres termes, loin d’être en stase évolutive, les cœlacanthes actuels continuent à s’adapter activement à leur environnement, ça va lâchez-vous vous pouvez rire.
Distribution géographique des haplotypes de Latimeria chalumnae. Les différents haplotypes sont figurés par différentes couleurs, le diamètre des cercles correspond au nombre d’individus échantillonés
Schéma extrait de Kathrin P. Lampert et al. (2012). Population divergence in East African coelacanths. Current Biology. Vol 22 No 11 Pages 439-440
En conclusion, toutes les espèces présentent une mosaïque de caractères dérivés et de caractères ancestraux, il n’existe donc pas d’espèce actuelle basale ou ancestrale, ni de « fossile-vivant ». Une réalité biologique résumée par la fameuse formule de Gene-Herall-Sheridan: the only good fossil is a dead one !
Bonus! Une petite vidéo d’un spécimen de Latimeria chalumnae:
Références:
Peter Forey, History of the Cœlacanths, Springer, 1998
Friedman et al. (2007). First discovery of a primitive coelacanth fin fills a major gap in the evolution of lobed fins and limbs. Evolution & Development, 9:4, 329–337.
Kathrin P. Lampert et al. (2012). Population divergence in East African coelacanths. Current Biology. Vol 22 No 11 Pages 439-440