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L’archipel des seydiccs

Publié le 15 mars 2008 par Collectifnrv
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Qui a dit que les chômeurs étaient des moins que rien et des inutiles ? D'abord, s'ils étaient des moins que rien, on ne pourrait pas les compter (encore que, comme le dit très justement Raymond Devos, "moins que rien, c'est déjà quelque chose") et pour ce qui est de les compter, ça, on les compte, surtout en période électorale.

Regardez en ce moment, comme ils sont utiles : http://www.liberation.fr/actualite/economie_terre/314246.FR.php

Oui, les chômeurs méritent un nouveau statut, une nouvelle façon de les considérer. J'en ai rêvé cette nuit, et mon neuro traitement de texte l'a retranscrit fidèlement (enfin j'espère).

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   L’eau montait déjà haut dans le Rû des Etoles. La traversée s’annonçait hasardeuse. Un taxi m'attend à quai, j'y grimpe. Le chauffeur est un jeune noir au visage bon enfant. Quand il se retourne avec un grand sourire, je reconnais les scarifications rituelles, des petites crevasses parallèles, en carré : Un Aoussa, de la tribu des Umgube.

   -Ramez! lançai-je, Puis je m’enfonce dans le siège arrière et souffle un bon coup en fermant les yeux. La pirogue s’écarte de la rive et s’élance dans les rapides. La dextérité avec laquelle le jeune homme évite les obstacles, repart dans le courant, utilise le moindre pouce d’eau vive est admirable.

   Devant tant d'habileté, une douce torpeur m'envahit. Je m'assoupis. J'aime caboter dans Paris. Y musarder, prendre toujours des voies nouvelles pour des formes, des couleurs, des masses entr’aperçues, des choses neuves à découvrir dans une petite gorge à la nouveauté fragile puisqu’après ce ne serait plus jamais la première fois. Y passer vite pour toujours avoir manqué quelque chose est alors le seul moyen de se donner une bonne raison d’y revenir, l’oublier en la quittant la seule chance de la redécouvrir. Vagues, ruelles et femmes, même voyage, mêmes ruses… Souvent, ces venelles mènent d’un quartier à un autre, des gorges de Monge à la Seine, du Marais aux berges de la Bastille, des longues plages de la République aux premiers rochers des Halles, découvrant, au détour d’une falaise de pierre grise, un petit port bien caché, une placette exigüe où trois promeneurs n’auraient pu mouiller la barque de leur rêverie côte à côte.

   Affronter les grands axes, c’est autre chose, la haute mer. Les couloirs à Tankers géants. Un manque total de contrôle sur les éléments, poussé que l’on est par la houle des autres, trop près, trop pressés, qui vous déhalent inexorablement vers votre destination, si vous en avez une, ou vers rien, l’éternité du voyage, qui ne prendra sa fin qu’au fond du réservoir. Ou à la fin des vents. Partir. Pour nulle part. Voyager... trouver le big Somewhere …

   La voix du piroguier ricoche dans le rétroviseur intérieur.

   -Et maintenant, bwana ?

   -Après le coude, là où le lit se resserre, vous prendrez à bâbord.

   Accostage en douceur. Ce type était un as. Je quitte l’embarcation, ai un peu de mal avec les pièces de monnaie locales pour payer la course, et me retrouve sous le grand portique de bambou. Dans la clairière lumineuse qui s'ouvre devant moi, une jeune fille en paréo me sourit.

   J'incline doucement la tête et elle me passe la couronne de fleurs tressées autour du cou en signe de bienvenue. Puis guidé par sa démarche ondulante, je traverse avec peine la foule chamarrée qui s’active en tous sens. Dans le grand cercle de la place centrale du village, un homme se lève pour me laisser la chaise sculptée dont tous, ici, savent que c’est la mienne.

   Mon galet numéroté à la main, j'attends.

   -Numéro 223 !

   Je pénètre dans l’alvéole. Un bureau, deux chaises, des papiers épinglés au mur. Le petit homme fait crisser entre ses doigts amoureux du papier quelques feuilles du dossier qu’il étudiait attentivement, puis il relève les yeux.

   -Skipper de haute mer. c’est bien cela. Dans l’arrondissement, je crains que nous n’ayons du mal à vous trouver ce que vous recherchez. Bien sûr, si vous acceptiez... j’ai là des emplois disons plus... citadins, qui pourraient vous permettre de patienter, en attendant... manutentionnaire, au Port Autonome de Passy... ou… participer au Tsunamithon… évidemment, c’est bénévole, donc… très peu payé…

   -Désolé, je crois que je ne saurais pas...

   -Je comprends... mais, cela peut vous servir de stage...

   -De voile ?

   -Vous n’avez plus que huit mois d’indemnités…

   -Huit mois... Je regarde le gros ventilateur au plafond, rêveur, on fait trois fois le tour de la terre, en huit mois...

   -Et bien, bon vent et à la semaine prochaine. Tenez, prenez quand même les coordonnées des organisateurs. On dit que les marins sont des gens généreux…

   Le palabre rituel s’achève. Ni l’un ni l’autre n’avons vu la masse longue et fangeuse, sorte de vieux tronc d’arbre rugueux couvert d’algues, d’eau douce et de vase, qui glisse doucement entre deux eaux. Les mâchoires terribles se détendent en une fraction de seconde. Les dents noirâtres et puantes du fauve des profondeurs crochent dans la flanelle grise du pantalon du conseiller en orientation professionnelle. Il y a bruits, remous, l’eau devient d’abord brune, puis rouge sang et brique et le calme revient à la surface. Le petit homme, pêcheur d’emplois des îles Seydiccs, vient de disparaitre dans les fonds opaques du marigot, emporté par un crocodile.

Robert Humbley
 


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