Mon regard est plongé dans le bol de chocolat chaud, depuis lequel émane une petite fumée laiteuse. J'ai encore beaucoup de mal a réaliser que nous ne sommes plus sous les griffes de cet individu qui m'a mis au monde. Ce qui est le plus incroyable pour moi, à ce moment-là, c'est que maintenant, notre vie, notre calvaire, notre douleur secrète, n'est plus une chose camouflée dans un silence honteux. Notre famille le sait. Et rien ne sera plus comme avant.
Ce matin, après une nuit agitée car, ponctuée par ces sonneries de téléphone effrayantes, ma grand-mère est assise près de moi. Elle boit son bol de thé.
Elle s'efforce de continuer le train de notre vie, comme si rien n'avait changé. Son regard attentif et affectueux. Son sourire et ses petites phrases de "mamie moderne" me redonne cette impression de vacances que j'ai toujours connu lorsque j'étais assis à cette table pendant la semaine de Noël.
Hannéssy, le petit village dans lequel ma mère a grandit est à trois kilomètres de Saint-Velin . Le petit village dans lequel nous allons vivre à partir d'aujourd'hui.
Ma mère et Joséphine, accompagnées de Sylvia qui est venue les chercher tôt ce matin, s'apprêtent à partir pour régler quelques impératifs administratifs. Ma mère tient à ce que nous reprenions l'école le plus vite possible, et elle ne veut pas perdre un instant pour nous inscrire dans un établissement scolaire. Ce qui me met en joie, c'est que, pour finir mon CM2, je vais être inscrit dans la même école où elle a passée toutes ses années de primaire. Au programme de sa journée s'ajoutera l'ouverture d'un compte, des transactions bancaires, changements d'adresse, inscription à l'ANPE, ainsi que se renseigner sur les démarches juridiques à suivre. Tout en soufflant sur la nappe laiteuse encore chaude, je les regarde partir toutes les trois, leurs silhouettes disparaissant à travers le vitrail en verre jaune en forme de losanges de la porte d'entrée, déformant peu à peu leurs apparences, avec la peur que "l'autre" ne soit là, dans les parages, à les attendre, pour je ne sais quelle folie meurtrière.
Ma grand-mère est un petit bout de bonne femme énergique. Parisienne de
naissance, elle a toujours gardé un goût pour la mode et la modernité.
Vêtue de son jean, avec ses petites bottines à talons à la façon de
celles portées par les jeunes femmes du début du XXe, elle croise ses lacets qui monte jusqu'au haut de sa cheville entourée d'un cuir parfaitement lisse, ferme et entretenu. Les cheveux courts, en chemise et boléro, elle s'apprête à reprendre son travail. Je m'adonne à mon passe-temps préféré lorsque je suis ici, à Hannéssy chez ma mamie. Tandis que mon grand-père travaille dans son atelier à sa menuiserie, j'aime regarder ma grand-mère dans son atelier de couture. Ses doigts magiques qui, en quelques heures, font d'un simple morceau de tissus, une toilette magnifiquement finie, sur mesure pour la cliente, toujours enchantée et heureusement convaincue lorsque elle vient ici, faire son ultime essayage, virevoltant, tournoyant devant le miroir, pour constater la silhouette générale, le mouvement du vêtement, le détail du cintrage, l'ajustement de l'ourlet... Ma grand-mère, penchée sur le mannequin enveloppé d'une veste-tailleur mauve, porte un mètre-ruban autour du cou. Je suis positionné près d'elle, avec au poignet son bracelet porte épingles que je lui tend lorsqu'elle me l'indique d'un petit coup de menton attendri et concentré. Alors qu'elle positionne la dernière épingle au niveau du col, la sonnette de la porte retentit. Elle regarde sa montre et soupire brièvement constatant que comme presque toujours, sa cliente est largement en avance pour l'essayage. Elle repose l'épingle qu'elle tenait au coin de la bouche sur mon bracelet porte épingles et se dirige vers la porte d'entrée.
Je l'accompagne.
En arrivant devant, elle fait un court arrêt. La silhouette qui se dessine à travers le vitrail de la porte n'a pas l'air d'être une silhouette connue. En tous cas, elle constate qu'elle n'appartient pas à sa cliente. Cette femme qui se trouve sur le seuil de la porte, sous cette pluie démentielle, n'a pas de parapluie. Elle sonne une deuxième fois en insistant plus longuement sur le bouton de la sonnette électrique. Inquiète, ma grand-mère appelle d'une voix sèche et sévère, une voix que je ne lui connaissait pas :
- C'est qui ?
La personne ne répond pas, mais reste toujours sur le seuil de la porte. Alors ma grand-mère ouvre la porte. C'est ma tante Christelle, la soeur de "l'autre". Sous son imperméable kaki, ses cheveux roux qui dégoulinent sur son visage blanc pigmenté de tâches de rousseur, ses petites lunettes pleines de buée :
- Je viens voir les enfants !
Le sang de ma grand-mère ne fait qu'un tour. Ses doigts délicats et magiques de génie de la couture empoigne violemment le bras de Christelle et la dirige vers le portail d'entrée de la cour. Alors qu'elle tente de l'amener de force, celle-ci résiste. Sous la pluie abondante, la confrontation des deux femmes est violente :
- Tu sors de ma cour !
- Théo, tu vas bien ?!
- Tu sors de là !
- Lâche-moi, vieille sorcière !
- Dégage, tu n'as rien à faire là ! C'est une propriété privée !
- Tu me lâches, ok ?!
- Tu n'as pas à foutre les pieds chez moi ! Théo, rentre dans la maison !
- Ton père t'aimes, Théo !
- Tu sors de ma cour ! ou j'appelle les flics.
- On t'aime ! Les enfants on vous aime !
- C'est bien, oui, tu les aimes, c'est super... ton frère aussi il les aime !
- Lâche-moi !
- Tu sors !
Dans la bataille, ma grand-mère a eu raison d'elle. Après l'avoir poussé jusqu'au trottoir, elle ferme le portail à clé, et court jusqu'à la maison pour s'abriter de la pluie.
Christelle reste devant le portail, criant à tu-tête mon prénom et celui de ma soeur dans une voix larmoyante, les bras serrés par le froid de la pluie. Son imperméable kaki apparait maintenant noir avec toute l'eau qu'il a absorbé. Piquée par les gouttes de pluie, cette silhouette noire aux allures de
pleureuse abandonne son entreprise au bout d'une quarantaine de minutes.
Retournés dans l'atelier, ma grand-mère et moi continuons le travail. Ma grand-mère pique le mannequin de son épingle. Concentrée par le placement méticuleux du patron, sans me regarder, elle me chuchote avec un air amusé :
- Tout ce qu'elle aura gagné, celle-là, c'est une bonne grippe !
La guerre est déclarée.
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