L'écriture naît souvent de cette mince fracture entre pouvoir et fragilité. Le pouvoir des mots et l'extrême faiblesse qu'il y a à se manifester en eux. Les poètes s'imaginent être des dieux capables d'envoyer à l'univers des gammes de sensations qui tenteront d'émouvoir des inconnus alors que, dans le même temps, ils se sentent misérables de ne pas parvenir à conquérir les sommets de sensualité qu'ils s'imaginaient pouvoir atteindre. Vulnérables d'eux-mêmes et des mots, ils s'emploient à devenir les illusionnistes d'un monde opaque, tout de mystère, où ils se devinent les élus désignés à en dissiper les énigmes.
Me plonger dans un roman d'Yves Simon est toujours un bonheur indicible tant je me reconnais dans ce qu'il écrit. Ce qui est d'ailleurs assez angoissant, car je me dis que finalement, je n'ai pas grand chose à dire de plus. Celui-ci m'a accompagnée pendant les oraux de bac, entre deux candidats je m'y plongeais. J'avais choisi ce texte que j'étais sûre d'aimer, qui à la fois me délasserait et ferait écho aux textes sur lesquels j'interrogeais nos chères têtes blondes, Cohen, Madame de Lafayette, Proust, Baudelaire, les pauvres étant malheureusement pour eux et pour moi passablement malmenés par des candidats qui, de toute évidence, ne sont guère sensibles à leur talent.
Le narrateur prend la route. Au volant de sa voiture, il traverse la France, et ce voyage physique est pour lui également l'occasion d'un voyage mental dans ses souvenirs, et notamment ses souvenirs amoureux...
C'est évidemment, encore une fois, un coup de coeur total pour cet auteur, chez lequel on sent ici l'influence de la Beat Generation ; si cela n'avait pas été déjà pris, le livre aurait pu s'appeler Sur la route. Finalement, il revient sans cesse sur les mêmes thèmes mais de manière à chaque fois nouvelle. En premier lieu, bien sûr, la création littéraire et l'écriture, au centre de son oeuvre ; mais ici, ce qu'il fait moins d'habitude, il parle aussi de son lien avec la musique, qui a bien sûr une importance essentielle dans sa vie. Du coup, il parle beaucoup des chansons qu'il aime et qui l'ont marqué, et c'est un joli voyage auditif qui m'a remis en mémoire des musiques aimées, comme la magnifique BO du 2046 de Wong Kar Wai (le narrateur achète celle de In the Mood for Love). Mais c'est surtout, je l'ai dit, sa manière de parler de l'amour qui me transporte. Ce roman, qui est pour l'instant son dernier, est ainsi un hymne d'amour à l'amour et aux femmes, et en particulier celle qui est sa compagne actuelle, nommée ici Léonie. Cette histoire m'a beaucoup émue : la scène de rencontre joue avec les codes du genre (il la voit, elle non), mais surtout, c'est une histoire difficile ; une première histoire avortée, et puis une autre, dix ans plus tard, alors qu'ils ont tous deux vécu d'autres passions, connu d'autres corps, expérimenté d'autres choses qui ont fait qu'ils étaient alors vraiment capables de s'aimer et de se rencontrer, même si Léonie souffre parfois de vivre avec un écrivain qui se voue entièrement à son art. Mais ce que j'admire par-dessus tout, chez Yves Simon, c'est cette capacité à aimer chaque fois avec une intensité absolue, à croire toujours à l'amour avec la même force, à ne jamais perdre la foi malgré les ruptures et les chagrins, voire les tragédies (la lettre à son enfant qui n'est jamais né est totalement déchirante).
Dans le roman, le narrateur se lie avec une femme qui n'a jamais lu ses oeuvres. Et elle lui dit : "Je ne vous ai jamais lu, mais je sais que vous étendez sur le monde un voile troublant de beauté". Et c'est exactement ça...
La Compagnie des femmes
Yves Simon
Stock, 2011 (Livre de poche, 2012)