Race dégénérée que nous sommes, nos modernes estomacs ne supporteraient plus la profusion de viandes au moyen de quoi nos ancêtres compensaient l’austérité des jours ordinaires. Cernés par les triglycérides, le cholestérol et l’excès de lipides comme jadis Saint Antoine par les démons, nous ne luttons plus contre la disette mais contre la surabondance. J’oublierai donc la volaille sans laquelle, il y a un demi-siècle, il n’était pas de repas de fête digne de ce nom, pour en venir au gigot.
Rossignol s’est envolé depuis longtemps rejoindre au paradis son patron Saint Cartaud (1) mais le Charolais ou, à son défaut, les coteaux de Provence et les prés-salés de Normandie, fournissent toujours des agneaux. Votre boucher et vous par conséquent, n’avez que l’embarras du choix. Averti à l’avance, ce sympathique artisan préparera votre pièce dans les règles de l’art. L’os du manche, quoique raccourci offrira une prise suffisante, celui du quasi aura été retiré. Vous le trouverez soigneusement emballé, en compagnie des parures, dans le petit sac d’où vous les tirerez au moment de la cuisson.
Ceci étant fait, laissez votre viande se réchauffer doucement jusqu’à atteindre la température de la cuisine. Pendant ce temps vous préparerez ses accompagnements. La tradition, encore elle, commande de présenter des haricots panachés. Les verts sont extraits du bocal où, depuis leur cueillette au jardin en août dernier, ils sont conservés selon le procédé de Monsieur Appert. Les blancs, mis la veille à tremper, mijoteront classiquement dans une eau aromatisée. Vous aurez soin de ne les saler qu’une demi-heure avant la fin de leur cuisson pour leur conserver leur moelleux. Mais il est bon, parfois, de rompre avec les usages. Soucieux de préserver votre libre arbitre je vous propose deux alternatives. Venues des rives atlantiques, les premières pommes de terre nouvelles ont fait leur apparition. Mises dans un linge et frottées de gros sel pourenlever leur peau, sautées à cru dans un excellent beurre, relevées d’un léger hachis de persil elles ont une saveur incomparable. Des épinards frais cueillis ne sont pas non plus à dédaigner. Outre qu’ils vous permettent d’imiter les enfants d’Israël qui, à leur sortie d’Egypte, durent, pour obéir à Moïse, accompagner leur Pâque d’herbes amères, leur légère âcreté combat heureusement ce que certains moutonnets ont d’un peu trop grassouillet.
Il y a des enfants à table et la chance est avec vous. Vous interromprez donc le récit des exploits du Casanova familial en vous écriant que le gigot est à point. Tout le monde soupire de soulagement (Denis était en train de passer du lassant au désagréable). Un détour par la cuisine, en compagnie de deux volontaires et vous voilà de retour. Vos aides vous précèdent, l’un avec les légumes de l’accompagnement, l’autre avec la saucière où, vous avez versé le jus légèrement déglacé. Vous suivez portant le gigot sur un de ces grands plats dont l’ovale est ponctué de cabochons et qui ne craint pas les aléas du découpage. Vous posez le tout sur la table. Tandis qu’un assistant officieux remplit les verres d’un Saint Julien pur de toutes manipulations, vous vous saisissez du couteau à découper que vous venez de faire aiguiser par un professionnel irréprochable (3).C’est le moment d’un nouveau triomphe.