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Me souviens de mes premières interventions en classes à PAC (projet artistique et culturel), hiver 2007 à Montluçon à l’occasion d’une résidence à Shakers. La première chose que j’avais faite ça avait été de tourner les tables vers les fenêtres, face au dehors. L’école était située au cœur de la citée et l’on avait vue sur les tours hlm avec parkings ; quartier morne d’où la plupart étaient issus. D’abord peut-être un exercice de dessin d’après nature morte pour comprendre avec eux quelques principes de perspective, bouteilles et immeubles étant pareils de ce point de vue : l’un cachant l’autre en venant au devant du regard, le plus éloigné semblant rétrécit alors qu’on les savait du même nombre d’étages exactement. Pour beaucoup encore, le bas de la feuille coïncidait avec l’idée de sol et les bouteilles étaient posées perpendiculaires par rapport à ce bord, se montant les unes sur les autres pour signifier qui était devant et qui derrière. Interprétations toutes subjectives, les objets jugés principaux prenaient toute la place quand les seconds se tassaient sur les bords, tordus pour rentrer dans le format. Les boites posaient quelques problèmes car ils voulaient les représenter comme ils les savaient, avec toutes leurs faces quand bien même de leur point de vue ils n’en voyaient qu’un bout. Tout comme les goulots des bouteilles, elles ne se laissaient pas écraser par la vision perspective et revendiquaient haut leurs côtés rectangulaires ou leur couvercle rond. Je ne crois pas leur avoir parlé du cubisme dont ils retrouvaient naïvement les principes, ni des représentations pré-renaissantes : ils étaient trop petits, là c’étaient eux qui m’enseignaient leur regard. A force d’exercices, ils avaient regardé un peu mieux par les fenêtres les bâtiments qui se dressaient et les progrès étaient notables. C’était difficile pour certains de tourner aussi radicalement leur œil vers le dehors et il n’était pas rare que les cubes de bétons chez les garçons se transforment en châteaux médiévaux surmontés du drapeau du Maroc ou de l’Algérie assortis d’un pavillon pirate. Parfois le bâtiment laissait voir à travers sa peau une volée de marches qui menait à une porte avec son numéro : ce que l’on connaissait par la pratique quotidienne de ces grandes termitières et ce qui vous rejoignait personnellement derrière la multitude des fenêtres identiques. Les garçons surtout, dans mon souvenir, avaient du mal à se concentrer longuement sur les difficultés qu’offrait l’observation d’un morceau du monde et embrayaient très vite sur des scènes de batailles, des fantasmagories. C’est une des ces vieilles différences garçon/filles, la docilité à se laisser instruire chez elles, majoritairement, quand eux s’agacent et font des embardées. Toute une histoire parle en nous. Une fois, dans un des ateliers que j’animais en extrascolaire et à l’occasion duquel je voulais les voir exprimer leurs rêves et leur imaginaire, un garçon m’avait demandé « l’autorisation » de dessiner une déesse, ce que, enthousiaste, je l’avais encouragé à faire. Bien perplexe lorsqu’après quelques secondes il m’avait tendu sa feuille au centre de laquelle se perdait un carré maladroit. On aurait pu croire un chef-d’œuvre du minimalisme, la symbolisation tremblante du sacré ; il s’agissait de la version sommaire d’une console de jeux : la Nintendo DS. De mon côté j’avais fait exercice semblable à peindre le quartier, 6 mois au 8ème étage de l’une de ces tours qui ne se distinguaient que par leur couleur et un chiffre arraché sur la porte du hall. Alors, lorsqu’il a été temps pour moi d’exposer le travail de ma résidence, les classes sont venues voir. Leur instit’ leur a proposé de choisir un des tableaux pour modèle et d’essayer d’en faire une copie sur une feuille. Allongés au sol devant les cimaises, comme on dévore un bouquin à plat ventre sur le lit, leurs dessins donnaient parfois l’impression d’être des reflets du paysage dans des flaques, ondulés ou tordus. Il était amusant de les voir focaliser sur un détail qui prenait alors sur leur dessin une importance toute particulière. Un mélange de maladresse technique et d’appropriation sensible. Je crois que c’est là que pour la première fois mes peintures ont servi de modèle. Je ne sais pas si depuis ils l’ont vu différemment, le décor ordinaire de leurs journées. Assez souvent, des partenariats sont mis en place entre lieux de diffusion de l’art et scolaires de divers niveaux. J’ai assez peu suivi ce qu’il se faisait d’après mes expositions et n’ai que peu d’images de travaux interprétant ma démarche, mais je sais qu’il y en a eu. Souvent il est question de la ville et de partir de différentes options interprétative : ville utopique imaginaire ou fantasmée, quotidien, architecture, déambulations dans la ville. Parfois questionner la représentation en elle-même : une institutrice suggérant aux enfants de donner un nom pour chaque tableau qu’ils voyaient et eux de nommer « l’arlequin » à cause des motifs sur la façade, « le vaisseau » parce qu’un autre sur son ombre semblait léviter… Une fois j’avais aperçu des travaux de collages, les élèves devant combiner des morceaux extraits d’images végétales à d’autres, issus d’un corpus architectural. Souvenir aussi d’un jeu de sept erreurs qui, en négatif, leur faisait pointer l’absence d’éléments anecdotiques dans mes tableaux (pas un oiseau dans le ciel, pas un nuage, pas de barrière, de voiture ni de personnage…) et donc expliquait en parti leur ressenti. Moi j’intervenais pour expliquer globalement, répondre aux questions, pour qu’ils voient à quoi ça ressemble un artiste en vrai et constatent que ça peut-être à peu près normal, même si des fois on n’y coupait pas au jeu des autographes qu’il fallait confier à un coin de feuille déchirée à la hâte. Ils auront vécu l’instant, fiers de confier leurs œuvres au regard d’un professionnel, en partageant la proximité une heure. Parfois c’était échanges plus poussés avec une classe de philo ou avec un public adulte et presque de l’ordre de la conférence. Les rares fois ou, un peu comme les musiciens, nous sommes en live nous aussi. Mais de tout ça quoi dire ? C’est gratifiant quelque part de fournir un outil de questionnement pour ceux qui commencent d’apprendre à voir et à interpréter ce qu’ils voient. De partager avec les autres lorsque les tableaux n’offrent qu’une présence muette, matérielle. Curieux parfois de recevoir des commentaires ou des images qui renvoient à votre propre travail sans que vous sachiez ni tout à fait d’où elles viennent ni si elles s’en sont réellement inspirées. Là, un ami m’envoie une photo de travaux (d’enfants de différents âges, à priori) qu’il a vu exposés du côté de Lille. Effectivement les coïncidences sont troublantes et on ne sait pas si c’est toujours ramener à soi que lire une proximité ou si à son insu on a servi d’exemple. Ou tout simplement nous somme les produits d’une époque avec ses préoccupations propres et partageons un regard. Je dois dire qu’une peinture en particulier m’a marqué dans cet aperçu : j’y retrouvais quelques façons qui me sont propres comme cette manière de faire surgir dans l’image en réserve la couleur du fond, le travail par couches avec coulures, la façon de faire venir le bleu du ciel par-dessus le végétal. Quelque chose comme « mon travail », mais en radicalisé, synthétisé, rendu touchant par une certaine maladresse ou naïveté des formes, celle-là même que j’admire tant chez Matisse. Ce n’était plus tout à fait un exercice scolaire, un entrainement, mais une œuvre toute autonome. Le mystère s’est dissipé quelques jours après. Il s’agissait bien d’un « à la manière de » me prenant pour objet. Ça avait fait revenir tous ces souvenirs. Et, chose étrange, je me trouvais tout à fait incapable de dire ce que ça me faisait.