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Donner sa langue au chat

Publié le 11 juillet 2012 par Egea

Le Colonel Roman-Amat sert actuellement en Afghanistan, dans le cadre de l'opération Épidote : il me fait parvenir ce petit texte amusant, qui vient corroborer tous les témoignages collectés par ceux qui reviennent d'Afgha : un "sabir" incompréhensible sous couvert d'interopérabilité.

Donner sa langue au chat
source

O. Kempf

« Arrêtez le massacre !»

Quel drôle de pays que celui de l’OPEX ! Imaginez : je grimpe dans mon « surf » (véhicule 4x4 ) et j’entame un voyage sur la vague d’une perplexité croissante, au fil de mes découvertes dans cet univers étrange. La première étape de mon périple m’amène au « range » : or, on n’y range rien du tout, on y entraîne les « gunners » au tir. Ah! bon, c’est donc un champ de tir ou un pas de tir pour des tireurs, voire des mitrailleurs sortis tout droits de nos chers règlements interarmes ou interarmées.

Sur la pente savonneuse de l’anglicisme forcené, la même vigilance s’impose que sur le terrain de mon escapade. Force est de constater en effet que les risques abondent : n’ai-je pas failli récemment poser un pied distrait sur un « pressure plate » (un plateau de pression ne serait-il pas plus explicite pour me mettre en garde ?) ou croiser un « suicide bomber » (un combattant- suicide ou, à la rigueur un kamikaze me « causerait » davantage) au dernier « check point » (celui-là est désormais entré dans la langue courante, admettons) ? Dans ce cas, animé du louable souci d’alerter immédiatement mon chef, je vais « reporter » ce « tique » (Troops In Contact) qui me démange. Déplacer un répugnant parasite ancré à ma peau? Non point, il s’agit tout simplement de rendre compte avec clarté d’un accrochage avec l’adversaire. Je pensais naïvement qu’on ne reportait que les rendez-vous. De toute façon, il vaut mieux tenter d’éviter le contact avec l’ennemi, qui pourrait me contraindre à la pose d’un « tourniquet ». Un tourniquet ? cette barrière pivotante que je vois allègrement sauter par des voyageurs inciviques, chaque fois que je m’aventure dans le RER ? Que nenni, c’est tout simplement un garrot et ce dernier terme, familier à toute oreille française, n’est pas tiré de je ne sais quel vocabulaire médical étranger au commun des PAX (oui, vous savez bien, les personnels, les militaires quoi, faites donc un effort pour suivre !!)

Sans doute aurai-je davantage de chance avec le langage châtié des officiers et sous-officiers que je côtoie dans l’école où nous supervisons la formation militaire de nos camarades afghans ? Ce n’est pas certain, car je dois me rendre à une « graduation » (non, pas un repère sur un récipient gradué, mais une cérémonie de remise des diplômes à une promotion sortante). Je vais y retrouver les « mentees », les mentis victimes des menteurs ? Non, bien sûr, il s’agit tout simplement des officiers que nous accompagnons au quotidien. Heureusement, à de rares exceptions près, ils ne perçoivent pas les contorsions que nous faisons subir à une belle langue, dont nous souhaitons d’ailleurs ardemment répandre l’usage ici même.

Je me replie alors sur le camp Lafayette, ce havre de paix francophone, probablement protégé de la marée montante des barbarismes de tout poil par de solides merlons, à défaut d’empilements de petit Robert. Eh bien non, ce sont des « bastion walls ». Après avoir fait le constat rassurant que mes armes sont « claires » (et pourquoi pas désapprovisionnées ?), je dois me rendre à l’évidence : depuis mon départ, mon vocabulaire a subi de nouvelles coupes sombres lorsque, au détour de ma « B-hutte » (la très chic cousine anglaise - barracks-hut - de ma baraque ou de mon cantonnement) je tombe sur une inspection inopinée du « fire warden », en d’autres termes du responsable incendie de mon unité, vous savez, celui qui se fâche quand les extincteurs sont déplombés par des esprits facétieux.

Je pourrais lui signaler que l’incendie galope à travers notre belle langue militaire tricolore, à Kaboul comme ailleurs. Passe encore que nous courbions l’échine sous les fourches caudines de l’interopérabilité et de la standardisation souhaitable avec nos alliés et leurs FRAGO, WINGO et autres DINGO (ah non ! celui-là est issu d’une bande dessinée…américaine, où il porte d’ailleurs le nom de Goofy). Mais pourquoi s’ingénier à recourir servilement à des anglicismes, lorsque notre langue met à notre disposition des termes si compréhensibles, sans qu’il soit besoin de torturer notre cerveau, déjà étrangement rebelle à l’apprentissage des langues étrangères ?

François Mitterrand, un fin lettré, nous a prévenus en son temps que « personne n’entend plus un peuple qui perd ses mots ». A nous donc de peser les mérites respectifs entre un effet de mode d’une part, la clarté et la précision de notre vocabulaire naturel de l’autre. Le rite du « charabia » s’impose-t-il pour pénétrer dans le club très sélectif des participants à l’OPEX ?

D’aucuns penseront que l’ancien a été « blasté » entre les deux oreilles et qu’il n’est plus dans « le mood »… Blasté, mais pas blasé de préserver l’identité du français. Allons, je ne suis pas certain de vous avoir convaincus avec ce billet d’humeur sur un sujet largement débattu et pourtant pas très « fun » !!

Philippe ROMAN-AMAT


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