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Le « printemps des arts » exp(l)ose à Tunis (3/3) : art et islam à l’agonie

Publié le 13 juillet 2012 par Gonzo
Le « printemps des arts » exp(l)ose à Tunis (3/3) : art et islam à l’agonie

Haïfa Wehbé dans "Anta tani"

Avec l’été, le calme est revenu en Tunisie et tout le monde note la soudaine discrétion des plus agités (même si certains dépôts, où se trouvent des stocks d’alcool, continuent à brûler sans que les policiers, par ailleurs très zélés sur les questions de mœurs, n’en soient troublés : article dans Nawaat). Les affrontements sont-ils définitivement oubliés ? Personne n’y croit vraiment et beaucoup pensent au contraire qu’il s’agit seulement d’un repli tactique de la part des militants religieux (article en arabe dans Al-Akhbar), avant l’épreuve de vérité que sera ramadan (qui commencera aux alentours du 20 juillet), avec notamment la possibilité ou non pour les mécréants de continuer à boire et à manger plus ou moins ouvertement aux heures de jeûne…

Dans l’immédiat, quelles leçons tirer de ce nouvel épisode (provisoirement) refermé dans l’interminable feuilleton des relations explosives entre art et islam politique ? La versatilité de bien des analyses, déjà ! Il y a tout juste un an, la « génération Facebook » monopolisait tous les commentaires. Un an après, on l’a oubliée et on est revenu à l’inusable classique, diffusé sur les écrans médiatiques depuis des décennies, sous le titre faussement interrogateur « l’islam est-il compatible avec la démocratie ? ». Évoquant le prochain congrès du mouvement Ennahdha – voir ci-dessous, l’annonce de l’événement sur Facebook, ce qui permet de constater qu’on peut se réclamer de la tradition prophétique et ne pas tourner le dos aux technologies numériques, bien au contraire –, Le Monde évoquait ainsi récemment « les premiers pas d’un État islamiste »…

Le « printemps des arts » exp(l)ose à Tunis (3/3) : art et islam à l’agonie

www.facebook.com/Nahda

Finie la magie du Printemps arabe ! « Encore toi ! » (Anta tani) vieil islamisme ! pourrait s’exclamer Haïfa Wehbé dans l’inoubliable vidéo où elle se retrouve en gladiatrice au beau milieu de l’arène : on est revenu aujourd’hui, en particulier du point de vue des phénomènes culturels, à une approche que l’on peut qualifier d’« agonistique », un adjectif qui vient du mot qui sert à désigner l’art des athlètes, en particulier dans les combats pour les jeux publics au temps de l’Antiquité romaine. Ce qui revient à dire que les rapports entre la culture et la religion dans le monde arabe sont perçus, pensés et présentés sur un mode brutalement antagoniste, comme l’inéluctable lutte à mort de deux systèmes de valeur totalement opposés.

Bien entendu, les choses sont en réalité nettement plus compliquées ! Outre le fait qu’on a toujours tort d’« essentialiser » l’islam pour en faire une catégorie immuable en tous lieux et en tous temps, il va de soi qu’il n’y a pas non plus un islam politique, mais d’innombrables variations dont témoigne l’apparition d’un terme tel que « salafiste », d’usage courant aujourd’hui alors qu’il n’était utilisé, il y a encore quelques mois à peine (jusqu’aux élections de la fin 2011en Tunisie justement) que par les spécialistes. De plus, au sein d’un même mouvement, Ennahdha par exemple, peuvent cohabiter des tendances parfois très opposées (comme le rappelle d’ailleurs l’article du Monde précédemment évoqué).

Au gré des rapports de force, conservateurs et modérés sont aussi capables d’évolutions, de compromis tactiques, et il n’y a donc pas une position de l’islam politique vis-à-vis de l’art, de la création, de la pensée. Au contraire, comme dans tout mouvement on observe la coexistence de tendances, tantôt particulièrement fermées, voire totalement hostiles à toute forme d’art ou presque, tantôt bien davantage ouvertes, et allant même jusqu’à défendre l’idée d’un fann hâdif multazim (un « art missionnaire engagé » pourrait-on traduire en jouant sur les sens de hâdif, « mission, but »). Les événements politiques ont donné à cette conception d’un art militant pour les valeurs religieuses, développée depuis bien des années, une actualité certaine (voir ce billet par exemple) mais il faut aussi savoir qu’il y a une certaine compatibilité – et même une compatibilité certaine (trop rarement rappelée) – entre des courants de l’islam politique conservateur et certains secteurs de la culture mainstream, dans les industries audiovisuelles de l’entertainment notamment, comme le montrent, entre autres exemples, les « indispensables » chansons pieuses de ramadan que produisent avec succès des chanteurs aussi « débauchés » que Tamer Hosny, la super-vedette de la jeunesse égyptienne).

Pour compliquer encore un peu les choses, on rappellera que la scène culturelle fait en plus l’objet de toutes sortes de manipulations. De ce point de vue,  l’« explosition » du Printemps des arts au palais Abdellia est presque un cas d’école (et avant cela, la diffusion de Persepolis sur la chaîne Nessma) : à l’évidence, une bonne partie des acteurs du champ ( les islamistes comme les artistes) sont les victimes, souvent très complaisantes, de pièges politiques dont on connaît, en France et ailleurs, l’efficacité médiatique à travers les polémiques régulièrement suscitées par l’extrême droite. L’expérience montre à l’envi qu’il est vraiment facile de provoquer à bon compte des scandales qui, repris par la caisse de résonance des médias locaux et étrangers, vont contribuer à polariser toujours davantage les acteurs vers les extrêmes. Aux ultra-religieux de tous poils (!) répondent ainsi les ultras du camp laïc qui se trouvent tout à coup fort menacés depuis que les anciens régime ont disparu, et qui ne sont pas loin d’exprimer haut et fort leurs regrets du bon temps d’avant la révolution, celui d’un Ben Ali en Tunisie (article en arabe sur Middle East Online) ou d’un Ahmed Shafik, le finaliste malheureux de la présidentielle en Égypte (article en arabe dans Al-Akhbar).

Malheureusement, il est plus que probable que cette présentation « agonistique » de la culture s’impose toujours davantage, tout au moins dans l’avenir proche : non seulement elle offre aux médias et à l’opinion un narrative indémodable, prêt à servir réchauffé dans toutes les occasions, mais c’est en plus « pain bénit » si l’on ose dire pour les acteurs de l’un ou de l’autre camp en mal de notoriété facile… Dans un contexte de transformation politique et de rééquilibrage entre les forces en présence, il est à craindre que l’on continue longtemps à « chercher désespérément la troisième voie » réclamée par Hichem Mustapha dans un article qui mérite d’être lu sur Nawaat


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