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« L’opinion française est schizophrène »

Publié le 14 juillet 2012 par Délis

Délits d’opinion : Vous venez de publier la dernière édition du baromètre Posternak-Ipsos de l’image des grandes entreprises. Quelles ambitions ont présidé à la création de ce baromètre ?

Claude Posternak : Le baromètre est né, il y a treize ans, d’un constat très simple : il existait et il existe un suivi de la popularité des hommes politiques, mais les entreprises, qui affrontent pourtant des enjeux d’opinion majeurs, n’étaient pas suivies collectivement dans l’évolution de leur image.

Notre premier réflexe était de mettre en œuvre un dispositif de suivi de l’image de toutes les entreprises du Cac 40. Nous ne l’avons pas fait pour deux raisons. D’’une part parce qu’il y a dans le Cac 40 beaucoup de holdings, peu connues de l’opinion (PPR) ; des entreprises qui souffrent tout simplement d’un taux de notoriété trop faible ; et des entreprises bénéficiant d’une notoriété tout-à-fait conjoncturelle, en raison d’une crise quelconque. L’autre problème était l’absence d’entreprises publiques.

D’où le choix, très simple, de sélectionner les entreprises en fonction de leur chiffre d’affaires (méthode permettant de mettre sur le même plan public et privé), et d’arbitrer entre ces entreprises pour disposer d’une représentation à peu près satisfaisante de tous les secteurs, et éviter les lacunes de notoriété.

D.O. : Quelles sont enseignements majeurs de cette édition, au regard de ces treize ans d’expérience ?

Claude Posternak : Nous avons vu un petit héros s’inviter dans le baromètre il y a sept ans, pour ne plus cesser de grandir : le pouvoir d’achat. Cette lame de fond a provoqué la hausse dans le baromètre des marques de grande distribution. C’est le cas de Leclerc, pour des raisons historiques mais également d’Intermarché dont le positionnement initial de « paupérisation » entre en  résonnance avec l’opinion.

La Banque souffre également Seul le Crédit Mutuel se maintient dans les premières places ; BNP-Paribas, Société Générale et LCL se situant 30 à 35 points derrière. C’est évidemment une conséquence directe de la crise, mais le baromètre permet de mettre en évidence la profondeur du désamour. Il est par exemple étonnant de voir qu’une entreprise comme BNP Paribas, communiquant massivement depuis 15 ans auprès des jeunes, voit sa cote à son plus bas dans ce segment de population en particulier !

Et puis la téléphonie.  Les faibles scores d’image de Free, Orange et SFR s’expliquent en partie par le coût des équipements et des forfaits, qui pèse lourd dans le budget des ménages (même si cela revient moins cher aux français qu’aux autres européens). Il est intéressant de relever que Free a aujourd’hui la moins bonne image du secteur. D’abord parce qu’il est perçu comme un opérateur marginal, mais également en raison de sa structure d’image : elle est excellente auprès des moins de 35 ans, mais c’est le marché des plus de 35 ans qui est le plus rentable.

Enfin, et c’est sans doute l’un des enseignements les plus saisissants, il n’existe plus une seule entreprise publique dans les 10 premières positions. Jusqu’en 2002, nous avions presque toujours deux entreprises publiques sur le podium.

D.O.: Peut-on faire une lecture sociale ou politique des résultats du baromètre ? 

Claude Posternak : Pour certaines entreprises, oui : la grande distribution est appréciée à gauche. A droite, on va trouver Peugeot, Citroën, Michelin. L’exemple le plus saisissant est sans doute celui d’EDF, qui dispose d’une cote d’image significative… chez les sympathisants des Verts ! Preuve que l’électricité « propre » domine le nucléaire dans la structure d’image d’EDF. Seul le baromètre peut aujourd’hui montrer cela !

On peut aussi se prêter à des lectures démographiques. Par exemple les 18-24 ans sont ceux qui ont la meilleure image de l’entreprise hors période de crise. A l’inverse, ce sont les CSP+ qui sanctionnent le plus les entreprises lorsque la crise survient. Cela s’explique par leur histoire : ces cadres découvrent l’entreprise dans les années 80, en acceptent les privatisations, les contraintes des années 90, mais assistent dans les années 2000 à l’explosion des bénéfices sans répartition !  Paradoxalement les ouvriers se montrent moins sévères.

D.O. : Qu’est-ce que cela nous dit de l’opinion française ?

Claude Posternak : Il y a une singularité de la France par rapport aux autres opinions occidentales. On voit bien, avec le baromètre Posternak-Ipsos, que l’opinion française est proprement schizophrène : l’individu y est complètement écartelé entre le citoyen et le consommateur. Lorsqu’il y a crise, le citoyen condamne très fermement, mais le consommateur s’en moque !  L’exemple le plus significatif en est Total. Plus on monte en CSP, plus la condamnation de Total est forte. Or les cadres supérieurs, comme l’ensemble des français, continuent d’aller chez Total. On le voit également avec L’Oréal,  qui perd 46 points d’image, tombant dans le dernier tiers du classement alors que la marque a toujours été placée dans le premier tiers du baromètre, sans que cette chute d’image ne s’accompagne d’une baisse de consommation.

D.O. : d’où vient cette sévérité du citoyen ?   

De loin ! On peut remonter à 1945 : de Gaulle se venge de la bourgeoisie collaborationniste au lendemain de la libération, en mettant en place avec l’aval des communistes, un capitalisme d’état. Les grandes entreprises sont nationalisées, et il met à leur tête des «  soldats » de la République. Ce qui fait de la France le seul pays européen où la gauche et la droite sont étatiques.

Sous l’effet de ce consensus national, s’est formée dans l’opinion l’idée que toute entreprise a à voir avec le pays, avec la société, l’idée que toute entreprise a une « mission ». D’où l’incompréhension aujourd’hui entre l’opinion et la plupart des entreprises publiques en partie privatisées, mais aussi avec toute grande entreprise qui ne sait dire en quoi elle sert l’avenir du pays.

Propos recueillis par Xavier Bouvet


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