... Quand il part en Jamaïque enregistrer "Aux armes et cætera", Gainsbourg a cinquante ans. Le succès de son hymne disco des Bronzés "Sea, Sex and Sun" l'énerve d'autant que les années précédentes, les sublimes concept-albums "L'histoire de Melody Nelson" et "L'homme à tête de chou" bien que salués par la critique n'ont pas eu la réussite escomptée auprès du public. Ca viendra plus tard. Avec le temps. Alors Gainsbourg se barre. Lui, le fumeur de Havane va se frotter avec le meilleur des fumeurs de ganja de Kingston : Sly Dunbar, Robbie Shakespeare, Sticky Thomson. Il a même engagé les choristes du dieu Marley, les I Three. Du lourd.
Photo © Jean-Jacques Bernier.
En seulement une semaine, il tient son "Aux armes et cætera". Quelque temps plus tôt, en compulsant son Grand Larousse Encyclopédique, il découvre qu'à partir du second refrain de La Marseillaise, il est simplement écrit "Aux armes et cætera". Idée. Il va reprendre la Marseillaise mais Gainsbourg style. Ca va faire du bruit. Encore confidentiel en France, l'album lance le reggae tel un volubile nuage de fumée psychotrope à travers tout le pays. Le 1er avril 1979 dans l'émission Top Club Dimanche, Serge chante SA Marseillaise pour la première fois. Emoi.
Très vite, on porte plainte contre lui, il reçoit des menaces de mort de sympatisants d'extrême-droite qui n'aiment pas mais alors pas du tout qu'on humilie l'hymne national français en le faisant chanter par des nègres défoncés à cheveux longs. Indécent de s'en prendre à La Marseillaise, de la détourner dans ce genre musical qui prône tout sauf la guerre. Les militaires, anciens combattants, les conservateurs sont aux aguets. Michel Droit stigmatise haineusement dans Le Figaro "l'odieuse chienlit, une profanation pure et simple de ce que nous avons de plus sacré. Quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologiste. Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son œuvre, comme de certains tuyaux d'échappement". Il a l'oreille musicale, le Michel Droit. À n'en pas douter. Il va même dépasser les limites en prétendant que Gainsbourg fait du tort aux autres Juifs et qu'il ouvre la porte à un regain d'antisémitisme en déformant La Marseillaise. Odieux.
Deux semaines plus tard, Gainsbourg répond à Michel Droit dans un article intitulé "On n'a pas le con d'être droit" paru dans le Matin Dimanche. "Peut-être Droit, journaliste, homme de lettres, de cinq lettres dirons-nous, croisé de guerre 39-45 et croix de la Légion d'honneur dite étoile des braves, apprécierait-il que je mette à nouveau celle de David que l'on me somma d'arborer en juin 1942 noir sur jaune. Et ainsi, après avoir été relégué dans mon ghetto par la milice, devrais-je y retourner, poussé cette fois par un ancien néo-combattant ?". Ambiance. La controverse bat son plein, on ne parle que de ça. Tant mieux pour Gainsbourg qui voit enfin ses ventes décoller à nouveau. 100, 200, 300, 400 000, l'album devient Disque de Platine en quelques mois. Gainsbarre se marre.
Le 4 janvier 80, il doit se produire à Strasbourg. Dès le début du concert, la salle est bondée de militaires parachutistes pas du tout d'accord avec la version du Sergio. Ils distribuent des tracts et font monter la pression. L'ambiance est si tendue que les musiciens refusent de monter sur scène. Alors Gainsbourg y va. Seul. Il s'avance devant eux et se met à entonner a capella, le poing levé, la Marseillaise. La vraie. Comme un seul homme, doigt sur la couture, tous les paras se mettent au garde à vous pour l'hymne national. Gainsbourg termine le dernier couplet avec "...qu'un sang impur abreuve nos sillons !", leur fait un bras d'honneur et tourne les talons.
L'événement est relaté dans tous les média. Le disque s'envole vers les sommets et Gainsbourg peut entamer une tournée triomphale avec Sly & Robbie dans toute la France. Plus tard, Gainsbourg déclara à propose de cette chanson : "Je suis un insoumis qui a redonné à La Marseillaise son sens initial". Et il acheta par la suite le manuscrit original de Rouget de Lisle 135000 francs de l'époque pour dissiper tout malentendu.
Le reste de l'album vaut aussi son pesant de Purple Sensei avec le délicieux "Les locataires", le sublime "Des laids, des laids", un "Vieille canaille" en version dub magnifique, "Lola Rastacouère", fantasme ambulant à en perdre son salaire, "Daisy Temple", "Eau et gaz à tous les étages" et le court mais inoubliable "Pas long feu" que j'adore, moi, je, personnellement. Merci Serge pour cet album magnifique et allez, fais tourner un peu. T'as les doigts qui collent, t'as encore bouffé du poulet ou quoi ? Alors.