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De la visibilité

Publié le 22 juillet 2012 par Fmariet

Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012, 593 p. Index
De la visibilitéLa visibilité des personnes est au coeur de l'économie des médias. La peoplisation y est omniprésente : peoplisation du divertissement (sport, cinéma, musique, littérature, chanson), de la politique, de l'économie, de la science, de la religion, de l'entreprise... Pas de sujet, de thème auxquels les médias ne donnent une dimension people. Les médias créent et propagent la visibilité des personnes mais aussi celle des événements, des lieux (cartes postales, magazines de tourisme, de patrimoine, réseaux sociaux comme Foursquare ou Facebook, etc.). La visibilité est un effet de la reproductibilité technique des images, reproductibilité d'abord mécanique (W. Benjamin) puis numérique. L'économie des médias fabrique de la visibilité et s'en sert pour produire de l'audience et de la data vendues ensuite aux annonceurs.
Cet ouvrage commence par la construction de son objet (définitions, périmètre, typologies, taxonomies, etc.), le situant par rapport aux notions voisines ou parentes (célébrité, fan, notoriété, spontanée ou assistée, image de marque, influence, star, people, etc.).
Après ce travail préalable, l'auteur évoque l'histoire de la visibilité puis passe en revue ses domaines de prédilection : les cours et les familles royales, les sportifs et les politiques, les écrivains et les "penseurs", les chanteurs, les mannequins, les personnalités de la télévision.
A partir de là, l'auteur centre sa réflexion sur l'économie et la gestion du "capital de visibilité", usant de la métaphore féconde du capital selon laquelle vivent et se développent souvent les approches bourdieusiennes (capital linguistique, social, culturel, informationnel, etc.). Cette économie ébauchée, des questions surgissent :
  • Comment s'effectue l'accumulation du capital de visibilité ? Quelle place y tient le progrès technique ? Qu'y change l'économie numérique ?
  • Peut-on "se hedger" pour se protéger des écarts de visibilité ?
  • Qu'apporterait d'aller jusqu'au bout de la formalisation et de l'analyse systématiques des opérations de visibilité : transitivité (les amis de mes amis sont mes amis ! Pas sûr), non commutativité, associativité ? Peut-être...
  • Ce capital de visibilité se déprécie, il faut donc le gérer (c'est le travail des RP, des "agents"), investir dans la visibilité, dans l'image.. Les détenteurs de visibilité peuvent passer d'une marque à l'autre selon une sorte de mercato dont le marché des footballeurs donne l'exemple. Exemple : Marissa Meyer, auréolée de son image Google, passant chez Yahoo!
  • Un produit peut être star (placement de produit), un consommateur peut devenir l'ami d'une marque (cf. Facebook), le capital de visibilité est un actif de l'entreprise, valorisable, cf. goodwill. Depuis longtemps, le marketing évalue et qualifie la notoriété et la visibilité ainsi que le coût de sa construction (bilan de campagne) et de son érosion (mémo/démémo). 
  • Comment cette économie se situe-t-elle par rapport a à une économie du faire-valoir, à une économie des singularités ?
L'ouvrage de Nathalie Heinich a manifestement été achevé avant le raz de marée des réseaux sociaux. Ceux-ci généralisent la question de la visibilité : effets de réseau de la notoriété, effets des outils de mémorisation et de stockage (thésaurisation des contacts, capital social objectivé), reconnaissance automatique des visages, mises en scène publiques des vies quotidiennes privées. Surtout, les réseaux sociaux en complexifient l'arithmétique. Lady Gaga et Justin Bieber comptent des dizaines de millions de followers (suiveurs ?) sur Twitter, tel politicien compte ses milliers d'amis sur Facebook... Grâce aux réseaux sociaux, toute notoriété est quantifiée (le nombre des contacts, leur distribution). Quantification à mettre en relation avec le capital social et, sans doute, toujours omis, avec le capital humain. Facebook et Twitter démocratisent la visibilité, la proximité. On collectionnait les autographes, on collectionne les "amis", les recommandations : Klout, mesure de l'influence pour tous !
C'est parce qu'il ignore presque totalement les réseaux sociaux que ce livre sera précieux pour les comprendre et les analyser. Il fournit des repères et des concepts indipensables. Ce livre sera désormais au point de départ de tout travail sur les réseaux sociaux, une boussole...
Ouvrage évoqués
Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit,1935 (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Gallimard, 2008)
Gérard Lagneau, Le Faire valoir. Une introduction à la sociologie des phénomènes publicitaires. Avec une préface-réponse par Marcel Bleustein-Blanchet (Publicis), Paris, 1969, 166 p.
Lucien Karpik, L'économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007, 373 p.

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