La twittosphère s’est emballée hier autour d’un article publié sur le blog Genre !et du concept très controversé qu’il introduisait : le mansplaining, ou « mecsplication ».
Le mansplaining (définition originelle ici) désigne, en gros, l’attitude paternaliste et condescendante par laquelle un mec t’explique qu’il « sait », mieux que toi quelque chose que pourtant de toute évidence tu maîtrises un milliard de fois mieux que lui.
Ce concept s’applique avec un bonheur tout particulier à ces mecs qui t’expliquent sans ciller qu’ils savent mieux que toi ce qui est sexiste et ce qui ne l’est pas. Et ne peuvent pas s’empêcher de te donner au passage une petite leçon de féminisme : ce fameux « Tu as raison d’être féministe / moi aussi je suis pour l’égalité hommes femmes, MAIS je pense que le féminisme aujourd’hui fait fausse route / que le VRAI combat féministe c’est… ». Une réplique qui mériterait sans doute une case dans le bingo antiféministe.
D’autant qu’elle est généralement suivie d’une exhortation à recentrer le combat féministe sur sa dimension la plus étroitement juridique, outrageusement consensuelle et terriblement artificielle : celle d’un simple mouvement pour l’égalité des droits, qui laisserait gentiment tranquille les structures symboliques de la domination. Parce que vous comprenez, questionner les représentations et les attitudes sexistes c’est être anti mecs. Forcément.
Féminisme « victimaire » (et ta mère ?)
Ces nobles et généreux protecteurs du féminisme font preuve d’une foi inébranlable en leur légitimité à mener ce combat féministe avec nous (quand ce n’est pas POUR nous). Ils tendent à considérer avec entrain, et avec un certain angélisme, que les hommes d’aujourd’hui ont été biberonnés à l’égalité des sexes. Pour eux, cela va donc de soi de traiter les femmes comme leurs égales. Les sexistes, ce sont les autres – ces êtres étranges qui s’opposent pour des raisons obscures à l’égalité salariale et discriminent par pure méchanceté.
Du coup, ils considèrent toute méfiance des féministes à leur égard comme grotesquement déplacée et « victimaire » (victimaire, nf : travers dangereux du féminisme-contemporain-qui-fait-fausse-route).
Les féministes devraient cesser de « suspecter chaque homme d’être un macho en puissance » et de les tenir à distance de leur combat. Ou comme le formule Pascal :
J’ai souvent l’impression d’entendre « nous femmes, oppressées, nous nous battons pour l’égalité et c’est bien normal, mais vous, hommes, de quoi vous mêlez-vous ? Restez dans votre rôle, soyez machistes comme vous l’avez toujours été, jouez votre partition et laissez-nous jouer la nôtre. »
Petits rappels de base sur la domination masculine
Cette accusation faite aux féministes est répandue, et bien compréhensible. Mais elle feint souvent d’oublier ce qui constitue la substance du sexisme aujourd’hui : un ensemble de stéréotypes qui structure inconsciemment notre représentation du monde et nos comportements ; une façon de diviser le monde en deux univers sexués auxquels nous attribuons des caractéristiques et des rôles différents. Hommes, femmes, féministes ou machistes assumés : à des degrés divers, personne n’y échappe. Être féministe, c’est lutter contre l’ordre sexué des choses, donc questionner inévitablement les comportements de chacun. BREAKING NEWS, les amis: exprimer bruyamment une adhésion de principe à l’idée d’égalité des droits ne suffit pas à faire de vous un individu parfaitement « non sexiste ». Ni à vous mettre à l’abri de cette douloureuse mais nécessaire remise en cause de vos préjugés et attitudes du quotidien.
Désolée.
Bref, il me semble qu’on ne peut pas simplement disqualifier la méfiance des mouvements féministes à l’égard de leurs soutiens masculins comme étant « victimaire ». Elle soulève de vraies questions complexes.
Une méfiance légitime
A partir du moment où on adhère à l’idée qu’il y a un système social – le patriarcat – où les hommes sont les dominants et les femmes les dominées, que le féminisme vise à conquérir du pouvoir économique et politique pour les femmes, il est évident que les hommes, en tant que groupe, ont beaucoup à perdre, et que les féministes ne peuvent qu’être méfiantes et dubitatives quant à la sincérité de leur engagement à leurs côtés.
Les féministes des années 70, fortement imprégnées de philosophie marxiste, ont eu du mal à prendre au sérieux l’idée que des hommes souhaitent lutter à leurs côtés, en allant à l’encontre de leurs intérêts propres, au nom de conceptions désintéressées de la justice et de l’égalité. On trouve un bon exemple de cette pensée dans le texte rageux de Christine Delphy, « Nos amis et nous », Elle y rappelle que le féminisme doit être appréhendé avant tout comme un « conflit entre des groupes concrets opposés par des intérêts concrets », refusant « de considérer que l’opposition n’est pas entre hommes et femmes mais entre le féminisme et l’antiféminisme (…), comme si tout se passait au niveau des valeurs, des déclarations d’intention, comme si le fait de bénéficier ou de subir l’oppression ne faisait aucune différence ».
J’ai personnellement tendance à penser qu’il est extrêmement difficile pour un groupe de réduire collectivement et volontairement la domination qu’il exerce. Le pouvoir ne s’octroie pas, il se conquiert. Ou comme l’exprime ce si beau slogan soixantuitard :
NE ME LIBÈRE PAS, JE M’EN CHARGE !
Le féminisme des années 70 en vient, sur cette base, à questionner radicalement les vertus de la mixité en milieu féministe, adoptant les premières mesures de non mixité au sein des organisations (au MLF notamment). Dans une thèse passionnante consacrée à ce sujet, Alban Jacquemard raconte une anecdote savoureuse : lors des premières réunions du MLF, « la participation des hommes se traduit matériellement par la crèche qu’ils tiennent et qui permet aux femmes ayant des enfants de les faire garder tout en participant à l’assemblée ».
La participation des hommes se résume à un soutien à distance, à une attitude de rédemption, comme le formule Arria Ly : « Les hommes féministes sont nos frères d’armes et dans la grande arène nous combattons ensemble la main dans la main, eux par réparation et nous par dignité »’.
Le féminisme est alors pensé comme la politisation d’une expérience particulière, celle d’être femme, dans un monde social caractérisé par les rapports de domination des hommes sur les femmes. Le MLF va donc jusqu’à refuser l’utilisation du mot « féministe » à propos des hommes – au profit des termes « compagnons de route » ou, plus récemment, « pro-féministe ».
Cette méfiance du mouvement féministe à l’égard de ses soutiens masculins est donc parfaitement légitime et nécessaire. Faire une place aux hommes dans nos rangs ne va pas de soi, mais me semble pourtant indispensable, pour au moins deux raisons.
Le féminisme a besoin des hommes
La légitimité des hommes à participer au mouvement féministe est une question ancienne. Rappelons qu’au XIXe siècle, le combat féministe était mené essentiellement par des hommes ; puisque l’accès des femmes à l’espace public était conditionné par l’existence de relais masculins. Ca arrache le cul à certaines de l’admettre mais la vraie « mère du féminisme français » était un homme – Léon Richer. Ce qui posait peu de problèmes, précisément parce qu’il s’agissait d’un féminisme dit « de la première vague » essentiellement axé sur l’égalité des droits, notamment le droit de vote des femmes.
Dans une moindre mesure, et dans un contexte différent, le féminisme a aujourd’hui besoin des hommes pour les mêmes raisons stratégiques. Même Christine Delphy le reconnaît :
« La mixité est nécessaire au rayonnement de l’action féministe, à sa présence dans un grand nombre de lieux tant militants qu’institutionnels (…). Ces relais mixtes sont à la fois le signe de la capacité de l’action féministe à gagner une large audience, et la condition de sa réussite à exercer une influence ».
Les hommes ont besoin du féminisme
Ceci étant posé, on peut se demander pourquoi diable les hommes dépenseraient du temps et de l’énergie à soutenir la cause féministe, plutôt qu’à aller bouffer des andouillettes ou lire Acrimed (une page de pub s’est cachée dans cet article, saurez-vous la retrouver ?).
« Parce que c’est une bonne technique de drague » n’est pas une réponse appropriée à cette question (bien qu’en ce qui me concerne ça marche à mort je dois bien l’admettre).
« Parce qu’ils veulent acheter leur rédemption pour deux millénaires de domination masculine, dans un geste sublimement désintéressé faisant fi de leurs intérêts objectifs » n’est pas satisfaisant non plus, on vient de le voir.
La vraie raison, c’est qu’ils y ont intérêt, dès lors qu’on considère le féminisme avant tout comme l’ambition d’un dépassement des normes et des contraintes de genre.
Le féminisme déconstruit la traditionnelle invisibilité du genre masculin : l’homme n’est plus l’Homme. On cesse progressivement de traiter les hommes comme si leur expérience personnelle du genre était sans importance, on tend à considérer que l’assignation à la virilité constitue un poids et une contrainte tout aussi ( ?) aliénante et mutilatrice que l’enfermement dans la féminité. Pour reprendre les termes de Virginie Despentes :
“Qu’est-ce qu’être un homme, un vrai ? Réprimer ses émotions, taire sa sensibilité, avoir honte de sa délicatesse, de sa vulnérabilité. Etre angoissé par la taille de sa bite. Savoir faire jouir les femmes sans qu’elles sachent ou veuillent indiquer la marche à suivre. Ne pas montrer sa faiblesse. S’habiller dans des couleurs ternes. Devoir faire le premier pas, toujours. Devoir être courageux, même si on n’en a aucune envie. Avoir un accès restreint à la paternité”.
Dans cette perspective le féminisme vise aussi l’émancipation des hommes, la consécration de leur droit inaliénable à adorer torcher le cul des gosses et cuisiner des tartes aux pommes. La participation des hommes à la lutte est alors une évidence.
« Le féminisme permet une conquête des femmes sur elles-mêmes, sur l’incertitude initiale de leur propre identité. Enfermée dans son rôle féminin, la femme ne mesure pas à quel point son oppresseur est lui-même prisonnier de son rôle viril. En se libérant, elle aide à la libération de l’homme. En participant à égalité à l’Histoire, elle la fait autre. » écrit ainsi Gisèle Halimi dans La cause des femmes.
Je suis une femme, pourquoi pas vous ?
Les hommes sont pleinement légitimes dans le combat féministe, mais il est inévitable, et d’ailleurs fort souhaitable, que les formes et les modalités de leur participation fassent l’objet de tensions et de mises en question permanentes. Il s’agit de ne pas oublier la grande leçon du féminisme : le savoir est situé. Militants et militantes féministes ne doivent jamais négliger de se demander « d’où ils/elles parlent ».
En conséquence, il me semble que les mouvements féministes doivent être particulièrement vigilants à deux choses :
Ne pas reproduire en contexte militant les rapports sociaux de domination masculine
Les mouvements féministes doivent être attentifs à ne pas laisser les hommes « confisquer la lutte » c’est-à-dire à ne pas reproduire en leur sein la division sexuée des tâches militantes, la confiscation de la parole et du pouvoir par les hommes. Ça semble aller de soi, mais dans les faits cela requiert une vigilance et un questionnement de tous les instants. Une littérature sociologique abondante (par exemple Le sexe du militantisme) a montré comment les stéréotypes de genre tendaient à se reproduire dans les mouvements sociaux, un phénomène qui n’épargne pas le mouvement féministe – rappelons ici que MLF avait un mal fou à obtenir que les hommes restent en queue de cortège lors des manifestations pour le droit à l’avortement, et que les groupes MLAC, groupes mixtes de défense de l’avortement, étaient dirigés et contrôlés par les médecins – … des hommes.
Préserver des espaces de non mixité et privilégier une parole incarnée
L’essence même du mouvement féministe repose sur une politisation du privé, de l’intime. Cela ne peut se faire qu’à l’abri de la barrière de genre, tout simplement parce que les hommes n’ont pas la même expérience sensible, concrète, du sexisme. Comme le dit Christine Delphy (encore et toujours) : « Aucun degré d’empathie ne peut remplacer l’expérience. Compatir n’est pas pâtir ».
Pour permettre ce travail de désindividualisation du vécu de chacun.e, les structures féministes doivent préserver dans leur organisation, des espaces de non mixité. Il me semble également que dans l’espace public, le mouvement féministe devrait privilégier la première personne du singulier, les discours incarnés, la parole sensible et vécue. Être féministe c’est apprendre à dire “je” : si elle n’est pas alimentée par la conscience vécue, quasi charnelle, de la réalité de la domination, la lutte politique n’est plus qu’un combat philanthropique.
Un grand merci à mon Comité de Relecture pour ses suggestions, critiques et mecsplications ;) Je demeure dans l’attente avide de l’avis des premiers concernés (coucou les hommes féministes de mon entourage, par exemple ici ou encore là, ceci est officiellement un appel du pied !).