On dirait bien que c’est un pavé que la Ministre des Droits des Femmes (oui, « la Ministre des Droits des Femmes ». Pas « Najat ». Merci.) a lancé dans la mare la semaine dernière en se déclarant favorable à la pénalisation des clients de prostituées, déclenchant illico une véritable guerre de tranchées chez les féministes (et chez les autres aussi). Alors pour foutre un peu plus la merde, voici notre avis à nous.
Un article à quatre mains par Eve et Louisa.
Il existe de bons arguments pour dire que le système prostituteur est une forme inacceptable de domination masculine et d’exploitation des femmes. Mais pas ceux qu’on entend. Pas ceux de mauvaise foi qui mélangent tous les problèmes de la terre ; pas ceux qui se bornent à prodiguer à tout va des leçons de morale à peu de frais, et nous renvoient à la figure une vision rétrograde, figée et (hétéro)normative de la sexualité.
Nous ne sommes ni des expert-e-s, ni des putes, ni des client-e-s, simplement deux féministes à qui ces arguments et ces raccourcis écorchent les oreilles. Le débat est complexe et il est dommage de le voir s’enliser ainsi dans des poncifs qui ne permettent pas de réfléchir au fond du problème ni d’envisager les meilleures solutions pour les prostituées.
D’abord il y a cette série d’arguments qui ne semble s’appliquer qu’à la prostitution alors qu’ils devraient comprendre toute forme d’activité rémunérée.
1) « La prostitution est une marchandisation du corps humain »
L’idée semble simple : puisqu’on “marchandise” une partie de son corps, alors on marchandise le corps en entier. Ce serait, nous dit-on, comparable à la vente d’organes. Il se trouve que cette partie du corps est justement la partie sexualisée du corps… et c’est en fait ça qui pose problème.
L’acte en soi se résume à la vente d’un service sexuel, produit par une partie spécifique du corps humain, et non à la vente d’un vagin ou d’une bouche. Personne ne vend son corps dans son intégralité, ni même un organe, puisque l’organe reste bien fermement attaché au corps en question. La vente d’un service de tout autre nature n’implique pas la mise en vente du corps du prestataire. L’épicier du coin ne vend pas son corps lorsqu’il vous rend la monnaie, la masseuse ne vend pas son corps lorsqu’elle applique ses mains sur le vôtre. De même, le client n’achète pas un corps prostitué mais un service fourni par celui-ci.
N’importe quel service pourrait donc s’exercer sans marchandisation du corps, sauf le service sexuel…
2) « La prostitution c’ est de l’esclavage »
Cet argument rejoint le premier : puisque le client achète un corps et peut en disposer à sa guise, alors la prostituée est une esclave.
Là encore, c’est faux. L’esclavage se définit par le statut de “travailleur non libre”, c’est-à-dire non rémunéré et juridiquement la propriété d’une autre personne, donc négociable et revendable au même titre qu’un objet. La prostitution en soi n’implique absolument pas cela. Il s’agit d’un échange rémunéré entre deux personnes. Le client ne peut pas revendre une pute, ni la posséder. Il achète quelques heures de rapport sexuel. On peut refuser ce principe, mais alors il faut assumer les raisons morales qui sont derrière, et qui n’ont rien à voir avec de l’esclavage.
Est-ce qu’il existe du trafic d’êtres humains et des situations où les putes sont les esclaves de leur proxénète ? Oui, bien évidemment. Dans ce cas le problème n’est pas l’acte de prostitution en soi, mais la traite d’êtres humains.
L’esclavage moderne et le travail forcé touchent beaucoup d’autres domaines (textile, bâtiment, etc.) et ne sont pas propres à la prostitution. Il s’agit dans la vaste majorité des cas de personnes immigrées et sans papiers… c’est donc en priorité sur cet aspect-là qu’il faut agir pour lutter contre toutes les formes d’esclavage.
3) « La prostitution s’exerce sous contrainte de l’argent »
C’est vrai, et alors ? Votre le travail vous le faites gratuitement et par pur plaisir ? Vous n’êtes jamais contraint-e-s d’effectuer des tâches peu plaisantes et peu gratifiantes ? (oui, même si vous êtes cadre ou PDG). Les caissières, les femmes de ménage, les éboueurs, ont-ils plus choisi leur travail que les prostituées ? Non, ils ont émis une préférence dans un système fortement contraint. Est-ce qu’ils aiment leur travail ? Probablement pas. Quelqu’un s’élève-t-il pour l’abolition de ces métiers ? Pas à notre connaissance.
Oui, beaucoup de femmes sont poussées à se prostituer par la précarité de leurs conditions. Mais personne ne choisit tout à fait librement son travail et ce d’autant moins lorsqu’on manque d’argent, de qualifications, ou de papiers.
Si on considère – légitimement – que la prostitution pose problème parce qu’elle n’est pas choisie librement, ou lorsqu’elle n’est pas choisie librement, alors la solution ne doit-elle pas être de lutter contre la précarité, contre le chômage, pour l’égalité salariale, la formation et l’insertion professionnelle ; afin d’élargir réellement le champ des possibles non seulement pour les prostituées mais pour tous-tes les aliéné-e-s du monde du travail ? Pénaliser le client, c’est-à-dire faire perdre des revenus aux prostituées, n’est-ce pas infliger une double peine à celles que l’on considère comme des victimes ?
De même, si on veut parler de l’aliénation au travail, alors parlons-en vraiment. Le salariat, quel que soit le domaine d’activité, est une dépossession de la valeur créée au profit d’un patron. C’est une contrainte permanente sur nos corps, nos esprits, notre temps. Mais cette réflexion dépasse un peu le cadre de la prostitution… A moins que le sexe ne soit par nature plus aliénant ?
On voit bien la véritable question, rarement explicitée et assumée, que soulèvent en creux ces arguments et qui constitue trop souvent l’impensé philosophique du débat sur la prostitution : y a-t-il une différence de nature entre la vente d’un service sexuel et celle d’un autre type de service et si oui, pourquoi ? Sur la base de quel fondement moral, religieux, philosophique, au nom de quelle valeur ?
Ensuite il y a les arguments qui opposent à la prostitution une vision fantasmée et niaise de la sexualité « non tarifée »… donc « libre ».
4) « La prostitution est une violence faite aux femmes parce qu’elle implique une relation sexuelle non consentie »
Consentement, n.m. Action de donner son accord à une action, à un projet ; approbation, assentiment (définition du Larousse).
La prostitution est, presque par définition, une relation sexuelle consentie : la prostituée accepte de fournir un service sexuel en échange d’une certaine somme d’argent. Cela ne signifie pas que la relation sexuelle soit désirée. Cela ne signifie pas non plus qu’elle soit TOUJOURS consentie : oui, il arrive que les prostituées se fassent violer, c’est-à-dire que leurs clients les forcent à subir des pratiques sexuelles qu’elles ne souhaitaient pas avoir. Ceci est un problème de viol. Pas de prostitution en tant que telle.
Alors oui, c’est vrai, les prostituées se font plus souvent violer que les autres femmes. Et lorsqu’elles sont victimes de viol, il leur est extrêmement difficile d’obtenir reconnaissance et réparation du préjudice de la part d’un système policier et judiciaire qui les malmène. Ces deux phénomènes découlent d’un stéréotype bien ancré : l’idée que les prostituées sont forcément, automatiquement, du simple fait de leur profession, consentantes à toute relation sexuelle quel que soit le contexte.
Prétendre que les relations tarifées sont toujours non consenties est aussi absurde que d’estimer qu’une prostituée consent forcément à baiser n’importe qui, n’importe quand et n’importe comment. Ces deux préjugés contribuent à brouiller dangereusement la frontière entre viol et relation sexuelle tarifée, au détriment de l’autonomie et de la dignité des personnes prostituées.
5) « La prostitution est une violence parce qu’elle implique une relation sexuelle sans désir réciproque »
Bon. Soyons sérieux deux minutes. Que celle d’entre nous qui n’a jamais GRATUITEMENT accepté une relation sexuelle sans désir jette la première pierre sur Marie-Madeleine.
Dans la vraie vie, parfois, on n’a pas envie, et puis on le fait quand même, pour faire plaisir à son copain; pour éviter une crise de couple ; parce qu’on l’avait planifié ; parce qu’on se dit qu’on « devrait » – bref parce qu’en vertu d’une norme implicite mais très établie, dans un couple, on couche ensemble. Et régulièrement s’il vous plait.
Plus précisément, le couple hétérosexuel repose aujourd’hui encore très largement sur une convention implicite, celle de la disponibilité sexuelle de la femme au désir de l’homme. Nos sexualités à toutes subissent le poids de ces représentations patriarcales. Le féminisme doit lutter contre toutes ces contraintes, qu’elles s’exercent dans le lit conjugal ou dans une camionnette du bois de Vincennes.
Cette distinction entre l’absence de désir « gratuite », acceptable, et l’absence de désir « rémunérée », condamnable, se fonde sur un présupposé moral : celui de la supériorité du couple sur les autres formes de sexualités. Non, le couple n’est ni un modèle unique et idéal, ni le cadre incontournable des rapports sexuels. C’est en refusant cette conception ultranormative de la sexualité que l’on libérera, demain, les désirs et les pratiques de tous et de toutes.
Dessin : Mai-liên
On voit bien à travers ces arguments que ce qui se joue, implicitement, dans ce débat sur la prostitution, c’est une représentation sociale de la sexualité. En dénonçant la domination dont sont victimes les prostituées, on fait semblant d’oublier, de nier, que nos sexualités à tous et à toutes sont soumises, à des degrés divers, aux diktats de la domination masculine. On met l’accent sur le symptôme par peur de s’attaquer à la racine du problème.
En filigrane de cette compassion bruyante témoignée aux personnes prostituées se cache trop souvent l’idée que la sexualité féminine ne peut s’épanouir que dans le cadre d’une relation amoureuse, stable, monogame et de préférence hétérosexuelle. Implicite également, l’éternel tabou judéo-chrétien qui fait du sexe une activité à part, totalement à l’écart de la vie sociale, toujours pur, désintéressé, à l’abri des relations de pouvoir et d’argent.
Cette vision nous semble à la fois naïve et rétrograde puisqu’elle contribue à nier le caractère éminemment politique de nos coïts et de nos orgasmes. Les valeurs féministes revendiquées par les abolitionnistes ne devraient-elles pas conduire au contraire à réaffirmer que le privé est politique, à remettre en cause sans relâche cette domestication de la sexualité des femmes ?