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Rome, du libéralisme au socialisme

Publié le 03 août 2012 par Copeau @Contrepoints

Les vraies raisons de l’ascension et de la chute de Rome : le libéralisme et le socialisme... et les leçons à en tirer pour aujourd’hui.

Par Wenceslas Balyre

Rome, du libéralisme au socialisme
L’Empire s’effondre. Le pouvoir central s’écroule et se dissout. Le territoire impérial se démembre sous l’effet de l’appropriation des structures du pouvoir par la classe dominant le système corrompu des derniers temps de l’ordre impérial et la résurgence sous son vernis craquelé des anciens particularismes locaux et spécificités culturelles et ethniques.

Parlons-nous ici de Rome ? Oui et non. Oui parce que c’est ce qui est arrivé au plus grand empire de l’Antiquité. Non parce qu’en rédigeant ces quelques lignes, c’est la chute de l’URSS que nous avons à l’esprit. Rome s’est effondrée de la même façon que l’URSS parce que son effondrement avait les mêmes causes. Oubliez les invasions barbares, oubliez l’idée de Gibbon sur le christianisme ramollissant les Romains, oubliez les discours compliqués. La cause centrale de la chute de Rome, ce fut le socialisme. Parce que l’Empire, intrinsèquement, était un régime socialiste totalitarisant.

Comment Rome, qui avait conquis le monde, avait pu en arriver là, et comment, avant cela, avait-elle étendu son hégémonie sur le monde ?

Comment Rome a subjugué le monde antique : le libéralisme romain

La République romaine, si elle n’était pas tout à fait une démocratie, était un régime profondément libéral. La société romaine était régulée par la rule of law depuis cet événement fondateur qu’était la rédaction de la loi des Douze Tables, par laquelle le peuple de Rome obtenait la mise par écrit, c’est-à-dire la publicité, des lois, qui devenaient ainsi certaines, connues de tous, et mettaient fin à l’arbitraire des rois et de la classe dominante des patriciens. Exemple type de liberté par la loi, de garantie des droits individuels par fixation de procédures et de règles préétablies, la rédaction de la loi des Douze Tables était un début de Bill of Rights de la Rome antique, motivé par le même idéal d’isonomie que celui qui triomphait en Grèce à la même époque.

Certes la loi des Douze Tables ne régla pas tous les problèmes, et n’instaura pas réellement l’isonomie : la « guerre des ordres », véritable combat pour les droits civiques, se poursuivit longtemps entre patriciens et plébéiens, mais l’apparition d’une vraie forme de sécurité juridique favorisa le développement de la cité et l’attrait de son modèle. Le dynamisme économique de la jeune Rome, en particulier, doit sans nul doute beaucoup à cette liberté garantie : la citoyenneté romaine donnait l’accès au droit de propriété (jus census), à la liberté d’entreprendre (jus commercii) et de faire valoir ses droits en justice (ius legis actionis).

Cette citoyenneté était donc extrêmement convoitée, et Rome utilisa son prestige pour unifier l’Italie, en octroyant aux habitants des cités alliées différentes formes de citoyenneté partielle, puis en concédant cette citoyenneté à tous les Italiens libres au terme de la guerre Sociale, équivalent romain de la Guerre de Sécession américaine au cours de laquelle Rome affronta les cités qu’elle avait fédérées et qui avaient, précisément, fait sécession et s’étaient unies contre elle en confédération italique.

Par la suite, lors de ses conquêtes, Rome gagna les élites des territoires conquis précisément par l’octroi de la citoyenneté romaine, et motiva les hommes à servir la République par la perspective de l’acquérir un jour.

Le libéralisme romain n’explique pas seulement la prospérité économique de Rome sous la République, il explique aussi l’incroyable résilience du peuple romain face aux menaces extérieures. Durant la deuxième guerre punique, Rome perdit des dizaines de milliers d’hommes sur les champs de bataille, un chiffre phénoménal pour l’époque. Et pourtant elle réussit toujours à refaire ses forces et ses dirigeants ne s’avouèrent jamais vaincus. Cette extraordinaire force morale vient précisément de la liberté dont bénéficiaient les Romains, de la supériorité de leur mode de vie, et de l’attrait de leur modèle qui était tel que les cités italiennes restèrent fidèles dans la tourmente à la grande cité, alors qu’il eut été si aisé de choisir le camp d’Hannibal. Un empire résiste et lève des forces par la terreur, et s’il est sur le point de s’écrouler, les peuples qui lui sont soumis se soulèvent et se joignent à la curée. Mais Rome, au temps de la République héroïque, suscitait l’adhésion même en période de crise. C’est pour cette raison que Carthage a toujours perdu contre elle. Les guerres puniques, tout comme la Guerre froide, ne furent pas une simple guerre entre deux nations, ce fut un conflit de civilisations, et la victoire du modèle de société romain.

Ce modèle avait à tel point la liberté au cœur de son dispositif que lorsque les Romains, sous l’Empire, voulaient évoquer le régime que nous appelons République, ils l’appelaient libertas.

Et la question qui intéresse ici autant le libéral que l’historien, c’est comment la plus grande puissance libérale du monde antique a pu finir par s’effondrer comme l’empire soviétique ?

Des guerres civiles à l’Empire : la mutation socialiste de la société romaine

Au Ier siècle avant notre ère, Rome était devenue maîtresse de l’essentiel du monde connu, et l’Italie avait connu un afflux considérable d’esclaves sur son marché. Cette arrivée massive provoqua une chute des coûts, et profita principalement aux grands propriétaires qui, ayant les moyens d’investir, achetèrent ces esclaves en grand nombre pour les faire travailler sur leurs terres. Cette main-d’œuvre à bas coût permit aux grands propriétaires de vendre à des prix défiant toute concurrence, ce qui ruina les petits propriétaires et artisans et les réduisit aux chômage. Cette crise économique entraîna une crise sociale, et fit apparaître à Rome un courant populiste, les populares, porteur de revendications socialisantes : annulation des dettes, distribution de pain... ce courant s’opposa directement, quoique la politique romaine ne puisse être réduite à ce clivage, à celui des optimates, « parti » (le terme ne doit pas être pris dans le sens moderne et institutionnel, mais dans le sens courant de communauté d’idées ou d’intérêts) certes des aristocrates fortunés et de leur clientèle, mais plus largement des conservateurs romains, partisans de la défense du mos majorum, la « coutume des ancêtres », c’est-à-dire les mœurs et les valeurs romaines traditionnelles, la constitution politique romaine et ses principes fondamentaux : la séparation des pouvoirs, le contrôle des magistratures, les élections régulières... il n’était pas seulement question de défendre les intérêts des riches : des individus comme Caton d’Utique avaient pour souci premier la défense de la République et de la libertas.

Rome, du libéralisme au socialisme
C’est ce clivage qui constitua la base idéologique de ce qui finit par devenir une guerre civile et déstabilisa les fondements mêmes de la République romaine : deux visions s’opposaient, une vision dans laquelle l’intérêt du peuple devait primer, et une autre dans laquelle devaient primer les droits individuels traditionnels. Ce qui tua la République romaine, c’est la fin du consensus autour du mos majorum provoquée par les bouleversements socioéconomiques ; l’Empire naquit de la nécessité de trouver un nouveau consensus social dans la nation romaine. Jacques Bainville, dans son excellent Les Dictateurs (1935), avait parfaitement analysé les phénomènes Marius et César lorsqu’il les désignait comme des dictateurs fascistes avant l’heure, exaltant à la fois Rome, l’armée et prônant la redistribution des richesses.

Le principat fut instauré par Auguste comme un compromis entre la sauvegarde du mos majorum, illustrée par la permanence du Sénat, censé être un rempart contre la tyrannie et donc la défense de la libertas, et la satisfaction des populares qui exigeaient de l’État romain qu’il pourvût à leurs besoins.

Cette évolution permit l’établissement d’une paix sociale mais engageait Rome et l’Italie sur une pente dangereuse : ce qui avait fait la réussite du modèle romain, un régime constitutionnel moins démocratique que jadis à Athènes, par exemple, mais où la protection des libertés individuelles était garantie par une Constitution vénérée, n’était plus.

Si l’on se contente de lire ce qu’il fut écrit sous l’Empire, on peut avoir l’impression que ce fut l’apogée de la grandeur romaine. Mais c’est une démarche à peu près aussi avisée que de choisir, dans mille ans, de ne prendre connaissance de l’histoire de la Corée du Nord au XXe siècle qu’en reprenant les documents officiels de propagande.

Les grands auteurs du temps soit comme Cicéron, Lucrèce, Sénèque ont connu une mort violente à cause d’un désaccord avec le pouvoir, soit comme Virgile, Horace, étaient pratiquement des artistes officiels. Le proto-libéralisme romain laissa avec le principat la place à un régime dictatorial socialisant, et à partir de là la tendance à l’étatisme se renforça jusqu’à culminer dans le dominat de Dioclétien, régime fortement dirigiste et pratiquement soviétique, créant des corporations fermées, multipliant les emplois de père en fils et attachant les cultivateurs à leur terre, le tout étant ordonné principalement à la satisfaction des besoins de l’armée ; les persécutions religieuses qui frappèrent juifs et chrétiens sous le Haut et le Bas Empire sont à cet égard révélatrices : elles n’eurent pas seulement pour cause le refus des fidèles de ces religions d’adorer les divinités tutélaires de l’Empire, mais véritablement un affaiblissement de la tolérance religieuse qui fut pourtant longtemps un caractère romain. On ne peut pas considérer que ces persécutions n’eurent rien à voir avec le caractère autoritaire du pouvoir romain, ne serait-ce que parce que la violence des persécutions augmenta proportionnellement au renforcement du pouvoir impérial : plus celui-ci se voulait sans partage et indifférent aux traditions libérales romaines, plus il était répressif. En outre au IIIe siècle l’empereur Aurélien instaura le culte officiel du Sol Invictus, prélude aux pires persécutions contre les chrétiens, qui était l’aboutissement de l’évolution totalitarisante de l’Empire : une idéologie unique exaltée par un art officiel de plus en plus répétitif.

Ajoutons à cela l’inévitable corruption inhérente à tout État totalitaire ou quasi-totalitaire, qui ruine le peuple et interdit l’émergence d’une classe moyenne et étouffe tout ce qui y ressemblait auparavant.

Finalement, l’effondrement romain se fit sur le modèle de celui de l’URSS : un système planiste étouffant l’esprit d’entreprise, réduisant à néant la liberté économique, supprimant la mobilité sociale et démoralisant les individus face aux envahisseurs : qui veut se battre pour une tyrannie ? Les Romains des derniers temps de l’Empire étaient effectivement démoralisés, mais non à cause de la décadence des mœurs ; ils l’étaient parce que le régime impérial n’était pas de ceux que l’on défend au prix de sa vie, comme l’était la libertas.

Une lutte nécessaire contre la menace militaire extérieure absorbant toutes les ressources, un empire recouvrant des ethnies aux cultures très différentes sous le vernis commun. La dislocation se fit au profit de la nomenklatura de l’Empire romain qui s’appropria les prérogatives de puissance publique et amorça la fin de l’évolution millénaire du soleil éclatant de la République romaine libérale vers la nuit du féodalisme européen.

Inquiétudes sur l’avenir des États-Unis d’Amérique

Le lecteur aura perçu, depuis le début de cet article, les nombreuses analogies entre l’histoire de la plus grande puissance libérale antique et la plus grande puissance libérale moderne. On aurait pu en ajouter d’autres : la République née du rejet d’une monarchie étrangère, l’austérité originelle des mœurs, un certain culte des pères fondateurs, un impérialisme principalement défensif, hégémonie déployée subitement sur le monde connu... Les États-Unis d’Amérique risquent-ils, à l’instar de leur illustre aînée et prédécesseur, de sombrer dans le socialisme ? Des signes précurseurs existent qui soulèvent chez le libéral de vives inquiétudes.

Depuis l’élection de Barack Obama et sa volonté de faire passer des réformes sociales portant une vision très étatiste de la société, est apparu le mouvement d’opposition des Tea Party, mouvement conservateur s’érigeant en défenseur de la Constitution et réclamant le respect des libertés individuelles et de la Déclaration des Droits ; dans ce cadre, Obama est accusé d’être « socialiste », un terme très insultant aux USA. D’autre part, la crise économique a également fait émerger les mouvements anti-capitalistes : Occupy Wall Street, ou encore les We are the 99%. La crise de 2008 semble donc avoir fait émerger en Amérique le clivage entre les tenants du mos majorum américain et les populares.

Les USA ne sont probablement pas au bord de la guerre civile. Mais la fracture est apparue et il est probable qu’elle ne sera pas réduite. Pour la première fois de l’histoire des États-Unis, en 2009, la majorité des foyers américains a reçu plus d’argent de l’État qu’il n’en a payé en impôts, notait le 14 juillet 2012 l’économiste Greg Mankiw sur son blog, cité récemment par Alexis Vintray sur Contrepoints.

Dans les années et les quelques décennies qui viennent, la fracture risque fort de se développer au gré des difficultés économiques jusqu’au moment où les principes libéraux de la Constitution des États-Unis ne feront plus du tout consensus dans la population américaine. En particulier le développement prometteur de la robotique, qui détruira probablement beaucoup d’emplois d’ouvriers, risque-t-il de faire réapparaître les démons anti-destruction créatrice, ce qui serait un parallèle assez frappant avec le développement massif de l’esclavagisme à Rome, les machines à travail quasi-gratuit étant nos modernes servi. Ce serait alors un temps de grands troubles qui nécessiterait la mise en place d’un nouveau paradigme.

Le scénario catastrophe d’une répétition de l’Histoire

On verrait apparaître une nouvelle forme de gouvernement aux États-Unis, qui gouvernerait globalement l’Empire américain de façon de plus en plus intégrée et de plus en plus autoritaire. La progression du socialisme dans l’économie et le recul du libéralisme rendrait celle-ci de moins en moins dynamique, et l’interventionnisme étatique, de type sans doute keynésien, ne ferait qu’empirer la situation. Progressivement, le gouvernement impérial américain finira par ressembler à l’empire soviétique stalinien ou à la Corée du Nord.

Arrivé à l’épuisement total, travaillé par des forces centrifuges liées à la persistance d’identités locales : européenne, asiatique, sud-américaine, l’Empire se délitera et nous retournerons à la nuit du féodalisme dont le soleil américain nous a, temporairement, tiré.

Peut-on encore l’éviter ?

Nos ancêtres « libéraux » romains n’avaient pas idée de ce qui les attendait. Nous si. C’est peut-être là notre espoir d’échapper à leur sort, en préparant mieux la défense de la liberté, chez nous, autour de nous, et dans l’esprit de nos contemporains.


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