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Geoffroy Helgé déboulonne le mythe selon lequel seul l’État peut fournir certains produits ou services qualifiés de « biens publics » _________________
Biens publics produits de manière privée ?
La production de biens publics ne peut-elle être que publique comme le suggèrent les manuels de microéconomie ? Trois exemples historiques prouvent le contraire, rappelant que les biens publics peuvent, et ont été, produits de manière privée.
L’une des justifications les plus courantes de l’intervention de l’État dans l’économie a trait à l’existence de ce que les économistes appellent les « biens publics ». Selon la théorie microéconomique standard, un bien public est tel qu’il est impossible pour le producteur d’exclure de sa consommation les individus qui ne contribuent pas à son financement. Lorsqu’un barrage est construit, par exemple, tous les habitants de la zone protégée des inondations en bénéficient. Partant, ces habitants ont intérêt à se comporter en « passagers clandestins » : attendre que les autres membres de la communauté financent le barrage, pour bénéficier de la protection une fois la construction achevée. Si tous les habitants raisonnent de cette façon personne ne paye, et le barrage n’est pas construit. Selon cette logique, un « bien public » ne peut donc pas être produit volontairement. L’État doit utiliser son pouvoir de lever l’impôt et prendre en charge sa fourniture.[1]
Cet argument semble théoriquement plausible. Pourtant, une quantité croissante de travaux de recherche remet en cause sa validité empirique. Ces études montrent que, contrairement aux prédictions de la théorie standard, nombre de biens et services « publics » ont été, au cours de l’histoire, fournis volontairement, soit par le marché, soit par des initiatives spontanées de la société civile.
La sécurité, par exemple. La fourniture de services de police possède les caractéristiques d’un bien public. En diminuant les crimes, la présence de forces de police bénéficie à tous les résidents d’une zone, indépendamment de leur contribution au financement du service. L’argument du bien public prédit que la fourniture volontaire de ce service serait sous-optimale en raison des comportements de « passagers clandestins ».
Pourtant, l’historien Stephen Davies a montré qu’en Angleterre, pendant au moins un demi-siècle, entre 1800 et 1850, la sécurité des personnes et des biens était assurée par des associations privées et des sociétés d’assurances, les Associations for the prosecution of felons. Ces structures, dont l’objectif principal était de mettre en commun des ressources pour faire face aux coûts élevés des poursuites pénales, organisaient également des patrouilles dans les villes pour y assurer la sécurité de leurs membres. Les preuves historiques montrent que ces associations offraient une solution efficace au problème du bien public, en diminuant, de façon marquée, la criminalité au niveau local. Les réformateurs de l’État, soucieux de punir les entorses à la morale et de surveiller les agissements des classes ouvrières et des pauvres (ce dont ne s’occupaient pas les patrouilles privées) créèrent la police publique dans les années 1850. Ironiquement, ces réformes s’accompagnèrent d’une augmentation du niveau de la criminalité et d’une dégradation des relations entre les forces de police et la société civile.[2]
Le phare est un autre exemple de bien public produit par les entrepreneurs privés au cours de l’histoire. Dans un article intitulé « Public goods and private solutions in maritime history », l’économiste Larry Sechrest montre, à partir des recherches de Bella Bathurst et de Ronald Coase, que « la construction et la gestion des phares par des entreprises privées était un phénomène assez courant en Grande Bretagne ». En 1820, 34 des 46 phares en opération avaient été construits de façon privée, et 22 étaient alors gérés par des personnes privées. Sechrest montre que le gouvernement britannique a parfois découragé la construction de phares, en refusant les permis de construire aux entrepreneurs désireux d’investir dans ce secteur.[3]
L’histoire illustre également que, même lorsque la production d’un bien public n’est pas rentable, elle peut être initiée volontairement. C’est ce que montre Daniel Klein dans un article sur la production des premières routes à péage (les « turnpikes ») aux États-Unis. En raison de l’ampleur des coûts fixes à supporter, les investissements portant sur les routes à péages étaient associés à des rendements faibles, voire négatifs. Pourtant, Klein montre que la construction volontaire des « turnpikes » a rencontré un franc succès à travers les États-Unis. Par exemple, entre 1794 et 1840, en Nouvelle-Angleterre, 238 entreprises ont construit et géré 3750 miles de routes. A New York, plus de 11 millions de dollars de l’époque ont été investis dans les routes à péage, et plus de
4 millions en Pennsylvanie.[4]
Comment cela est-il possible? Klein explique que les liens sociaux forts, la vie associative florissante et une forte éthique de la participation à la vie communautaire permirent aux citoyens de triompher des comportements de passager clandestin. Les citoyens n’exigeaient pas de rendements élevés pour financer les projets qui allaient dans le sens de l’intérêt de la communauté. La pression sociale suffisait ensuite à faire participer aux projets les membres hésitants.
Tous ces exemples ne prouvent pas que les actions spontanées des individus conduisent toujours à des résultats sociaux optimaux. Les échecs de coordination existent. Les étudiants à qui l’on a un jour imposé la réalisation d’un devoir en groupe le savent. À moins qu’un leader ne prenne les initiatives, il est fréquent que les étudiants les moins motivés se comportent en passagers clandestins. En revanche, ces exemples montrent que faire appel à la notion de bien public pour justifier l’intervention de l’État dans l’économie est une stratégie bien plus fragile que ne le laissent penser les manuels de microéconomie. Lorsque les communautés font face à un problème et qu’elles sont laissées libres de le résoudre, elles parviennent souvent à des solutions spontanées. [5]
Par Geoffroy Helgé, pour UnMondeLibre.org, le 23 juin 2012.
Notes [1] L’économiste Jacques Généreux l’exprime de cette façon : « En présence de biens publics purs, le marché concurrentiel paraît déficient, parce qu’en dépit de l’utilité individuelle et sociale de ces biens, des vendeurs privés ne pourraient obtenir de financements. Pour surmonter ce problème des passagers clandestins… une autorité publique dotée du pouvoir de lever l’impôt est nécessaire. », Les vrais lois de l’économie, Éditions du Seuil, 2005, p. 88. [2] Davies (Stephen), “The private provision of police during the eighteenth and nineteenth centuries”, inBeito (David), Gordon (Peter), Tabarrok (Alexander), The Voluntary City, The Independent Institute, 2002. Voir également, Davies (Sephen), “The private supply of public goods in nineteenth century Britain”. URL :http://www.libertarian.co.uk/lapubs/histn/histn003.pdf [3] Sechrest (Larry), “Public goods and private solutions in maritime history”, Quarterly Journal of Austrian Economics, vol. 7, n° 2, été 2004, pp. 3-27, URL :http://mises.org/journals/qjae/pdf/qjae7_2_1.pdf [4] Klein (Daniel), “The voluntary provision of public goods? The turnpike companies of early America”,Economic Inquiry, vol. XXVIII, octobre 1990, pp. 788-812. URL :http://econfaculty.gmu.edu/klein/PdfPapers/VoluntaryProvisionPublicGoods.pdf [5] D’autres exemples : sur la production privée de digues, Bagus (Philipp), « Can dikes be private ? », URL : http://mises.org/daily/2537 ; sur la production privée de sécurité, Hoppe (Hans-Hermann), The Myth of National Defense, Ludwig Von Mises Institute, 2003. URL : http://mises.org/etexts/defensemyth.pdf