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La fin d’une désastreuse expérience morale

Publié le 18 août 2012 par Copeau @Contrepoints

Nous avons besoin d'une élite morale qui prêche et mène par l’exemple, qui sait dominer ses appétits. Sinon la Crise ne fait que commencer.

Par Lord Sacks, Chief Rabbi de la Communauté Israélite en Grande-Bretagne.
Publié en collaboration avec l'Institut des libertés.

Les scandales bancaires à répétition, les faux prix que des banques ont introduit dans leurs contrats, les démissions en catastrophe de tel ou tel haut dirigeant dans le monde des affaires auront sans doute quelque chose de bon s’ils nous permettent de prendre conscience d’une réalité toute simple que nous essayons tous de ne pas voir depuis des décennies.

La Morale existe.

Je ne veux pas parler ici des lois, des réglementations, des autorités de contrôle, des commissions d’enquête, des tribunaux, des amendes, des sanctions, mais beaucoup plus simplement de la Morale individuelle : cette petite voix qui nous dit de ne pas faire quelque chose quand bien même elle serait à notre avantage, quand bien même elle serait légale et quand bien même la probabilité que nous soyons découverts soit extrêmement faible. Tout simplement parce que c’est mal, parce que c’est déshonorant, parce que cela casse la confiance que nous devons avoir les uns dans les autres.

En fait, nous arrivons à la fin d’une grande expérience sociale qui a commencé dans les années 60 et qui est en train d’échouer lamentablement. Elle consistait à essayer de vivre en société sans un code moral commun librement assumé par chacun. Dans les années 60, tout commença avec la moralité individuelle telle qu’elle s’appliquait depuis toujours dans la vie privée.

Dans les années 80, on s’essaya à appliquer ce changement au monde des affaires. Ce fut l’âge de la croyance en la toute puissance du marché. Adam Smith n’avait-il pas montré de façon fort convaincante que ce même marché par l’intermédiaire de la fameuse main invisible transformait la recherche de l’avantage individuel en progrès collectif ? Adam Smith, cependant, ne dit jamais nulle part que la cupidité était une qualité mais bien d’autres se recommandant de lui se crurent autorisés à le dire.

Compte tenu de l’état lamentable dans lequel se trouvent nos économies, il est légitime de se poser quelques questions sur le bien fondé de ce glissement intellectuel… En fait, sans grande publicité, une découverte avait été faite au début des années 50 qui remettait en cause ce point central de la théorie d’Adam Smith.

La fin d’une désastreuse expérience morale

John Von Neumann.

L’inventeur de ce nouveau concept fut un des hommes les plus brillants de tous les temps, John Von Neumann. Mathématicien physicien, il était le fils d’un banquier et avait souvent entendu son père discuter de son métier pendant les diners familiaux. Cela suffit à Von Neumann pour comprendre que la façon dont son père prenait ses décisions n’avait rien à voir avec la théorie économique classique. Nul calcul abstrait de pertes ou de profits n’avait lieu. Une décision se révélait bonne ou mauvaise selon la façon dont les autres l’interprétaient, et cela ne pouvait être anticipé. Pour aider les gens à prendre des décisions dans un monde incertain, Neumann inventa une nouvelle discipline qui prit le nom de théorie des jeux. Ceci donna naissance au fameux puzzle intellectuel appelé « le dilemme du prisonnier », qui montrait que deux agents (ou plus) agissant rationnellement pouvaient produire des résultats qui seraient mauvais pour eux individuellement ou collectivement. Cela revenait à dynamiter la théorie de la main invisible, en prouvant qu’il existait des situations qui ne pouvaient être traitées par la main invisible. Newman fit pour la théorie économique classique ce qu’Einstein fit pour la physique.

D’après Neumann, la variable clef était la confiance (TRUST).

Dans une société de confiance, l’économie de marché fonctionne à la satisfaction générale. Dans le cas contraire, tout s’écroule. Le choix est simple. Soit nous sommes dans une économie fondée sur la confiance soit nous sommes dans une économie du risque. Dans le premier cas, chacun peut agir en sachant que les autres vont prendre des décisions visant à protéger les intérêts de leurs mandataires. Dans l’autre, tout dépend de la structure des lois, des réglementations, des autorités de contrôle, des punitions et châtiments, des amendes… Les coûts de transaction deviennent extrêmement élevés et empêchent peu à peu toutes les initiatives. De plus, les gros malins trouveront toujours une façon de tourner lois et règlements à leur profit. Sans confiance, la recherche de l’intérêt individuel l’emportera toujours sur les réglementations, même les plus élaborées, et à la longue le système s’effondrera de lui-même.

Mais la plupart des gens ne sont-ils pas honnêtes ? Pas vraiment, selon une étude publiée par Dan Ariely dans un livre récent (The Honest truth abut dishonesty). Le principal résultat de cette étude semble être que chacun d’entre nous est prêt à tricher, voler, mentir pour peu que la possibilité se présente. Nous ne sommes cependant pas prêts à admettre que tel est le cas. Quand nous en avons l’opportunité, nous aimons tous tricher, en nous convainquant cependant que nous ne trichons pas et que tout le monde ferait pareil dans la même situation. Nous  avançons masqués derrière la croyance que dans le fond nous sommes honnêtes et que nous sommes parfaitement honorables. L’auteur donne l’exemple du jeune Jacques rentrant de l’école où il a été puni pour avoir volé un stylo-bille et qui se fait engueuler par son père qui lui dit « mais enfin pourquoi as-tu volé ce stylo ? J’aurais pu t’en ramener dix du bureau ». Chacun d’entre nous est prêt à oublier ses manquements tout en notant avec soin ceux des autres.

D’après les auteurs de l’étude, plus la distance est grande entre l’acte et sa conséquence, plus il y a de zones d’ombre sur les responsabilités et plus il y a d’écart financier entre la  mauvaise décision et ses conséquences financières importantes, et plus nous avons tendance à nous auto-justifier. Si nous sommes soumis à de très fortes pressions, nous aurons tendance à céder. De même si nous pouvons nous convaincre que nous faisons tout cela dans l’intérêt général, comme la malhonnêteté est contagieuse, si nous voyons quelqu’un dans l’organisation se laisser aller et en être récompensé, la tentation devient alors irrésistible, surtout si chacun peut se convaincre qu’il fait ce qu’il ne doit pas faire pour des raisons altruistes ou humanitaires.

Comment changer une culture ? Il faut dépasser les codes et les règlements. Ce qui compte, toujours d’après cette étude, c’est non pas le code régissant les conduites, mais le rappel constant des raisons pour lesquelles il a été introduit tant nous avons une capacité tout à fait remarquable à interpréter les règles, à notre avantage bien entendu. Il faut  donc gérer les hommes selon l’esprit et non selon la lettre. Car la rentabilité dans certaines activités de la Finance ou de l’économie est devenue telle que les imaginations se donnent libre cours dans la recherche de l’intérêt personnel et la société de confiance de ce fait disparaît, ce qui est le vrai drame.

Certes, nous avons besoin de lois et de règlements. Nous avons surtout besoin d’individus placés au sommet qui prêchent par l’exemple, savent dominer leurs appétits et mènent par l’exemple. Faute de quoi, la Crise ne fait que commencer.

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Sur le web. Article original publié le 07.07.2012 dans The Times. Librement traduit par Charles Gave.


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